Archives : Combien pèse cet esturgeon pêché dans l'Estuaire de la Gironde ? |
Le rituel est immuable : le mâle balaie les gravières tandis que la femelle dépose sa précieuse semence. Cet acte de vie accompli, les parents s’en vont, laissant toute liberté à leur progéniture dont les premières évolutions ont lieu en rivière. Vers l’âge de quatre ans, les alevins partent à leur tour vers le Nord. Ils y restent une quinzaine d’années avant qu’une évidente nostalgie ne les ramène en France. De telles migrations font partie des secrets de la nature !
À une époque récente, ce cycle de reproduction a contribué à la prospérité de la côte charentaise. Sur ce chapitre, René Val, “mémoire“ de Saint-Seurin-d’Uzet, était incollable. Il aimait tant raconter le temps d’avant !
La récolte des œufs, autrement dit du caviar. Vous remarquerez que les conditions de "collecte" sont assez rudimentaires, à même le sol dans un panier... |
En France, le caviar devient célèbre au XVIIIe siècle avec l’arrivée des immigrés russes. La haute société s’entiche de cette spécialité salée dont le prix l’est tout autant. Elle vient alors de la mer Caspienne.
Peu à peu, l’Aquitaine se lance dans cette production originale. Un siècle plus tard, le caviar de l’Estuaire de la Gironde, initié par Schwax, marchand à Hambourg, revient sur le marché français sous étiquette russe. Il est préparé à Saint-Seurin d'Uzet par un certain Théophile Roux. Les mauvaises langues prétendent qu’il est de mauvaise qualité.
En 1902, la maison Toublanc, mareyeur à La Rochelle, élabore une nouvelle formule. Malheureusement, la guerre arrive et les hommes partent sur un autre front…
Après le premier conflit mondial, les marins ont oublié la valeur du caviar. Pragmatiques, ils pensent d’abord à vendre leurs poissons. En conséquence, les œufs d’esturgeon servent à nourrir les canards ! Une prise de conscience s'opère dans les années 1920.
À ce sujet, René Val, qui vivait dans le bourg de Saint-Seurin d'Uzet, aimait à raconter une histoire amusante. Un (beau) jour, une femme élégante se promène dans le village. Elle s’approche d’un bassin où un vieux pêcheur est en train d’éventrer des esturgeons. Il jette les œufs à l’eau, comme des quantités négligeables. Surprise, la visiteuse s’exclame : « Mais c’est du caviar ! ».
Il s’agit d’une Princesse Romanoff, mariée à M. Scott, scientifique et ancien garde à la Cour impériale. Intéressé, ce dernier ne tarde pas à visiter la région. Qui veut se lancer dans le commerce du caviar peut écouter ses conseils !
L’activité oubliée revient sur le devant de la scène : « Scott était recommandé par la famille Prunier. En 1925, elle a fondé, à Paris, un restaurant qui est devenu le haut lieu de la dégustation du caviar et des produits de la mer. Dans la région, elle avait fait aménager huit postes de fabrication à Saint-Seurin, les Callonges, Plagne, Cavernes, Cambes, Rions et Blaye ».
À Paris, Prunier distribue la marque “caviar de la Gironde“ proposée par René et Raymond Milh. La renommée est immédiate : Saint-Seurin devient le lieu à la mode et les restaurants des Belet et Saint-Blancard ne désemplissent pas.
Selon René Val, « Saint-Seurin était la capitale française du caviar » !
Cet essor économique, qui semble tomber du ciel ou plutôt de l’estuaire de la Gironde, fascine la population. René Val n’échappe à cet engouement : Lui, le fils de l'épicier du coin, adore l’agitation qui donne à sa commune des airs “branchés“.
Dans les années 50, Saint-Seurin compte au moins quinze pêcheurs spécialisés dans l’esturgeon, sans oublier ceux des autres ports, Meschers, Mortagne, Vitrezay, Maubert, les Callonges. Nous sommes en plein âge d’or !
L’été, des célébrités, en vacances à Royan - dont Jean Gabin, Gilbert Bécaud, Danièle Darrieux - viennent y déguster du caviar. On parle aussi d’hommes politiques, Léon Blum et Édouard Daladier.
L’époque est formidable. « Pendant la saison, le village était noir de monde » se souviennent les anciens.
Trop, c’est trop...
Malheureusement, les hommes ne savent pas respecter les “quotas“. Bientôt, l’esturgeon se fait plus rare et, dans les années 1980, il a pratiquement disparu. L’ère triomphante du caviar n’est plus qu’un souvenir. Certes, l’esturgeon a été pêché intensivement, mais s’y ajoutent d’autres raisons. Pour construire les immeubles proches du port de Bordeaux, on a pillé les gravières qui servaient à la reproduction du poisson.
Cette perspective, René Milh, qu’on surnommait le renard de l’estuaire, l’avait pressentie. René Val avait vingt ans quand il lui disait : « tu verras, dans cinquante ans, il n’y aura plus de pêche à l’esturgeon ». Il avait raison. Après la Seconde Guerre mondiale, il s’est fait tout et n’importe quoi : « des gens inexpérimentés ramenaient des milliers de petits esturgeons d’un coup de filet. Ils auraient dû les rejeter à l’eau. Non professionnels, ils n’avaient que faire de la législation ».
Dans les années 1980, la pêche à l’esturgeon a été interdite.
Aujourd’hui, l’esturgeon d’élevage (baeri) a remplacé son frère sauvage (acipenser sturio).
Des magasins spécialisés distribuent le caviar régional. Plusieurs marques sont à mentionner, Sturia caviar d’Aquitaine fabriqué à Saint-Genis-de-Saintonge ou Epidor à Montpon.
L'esturgeon revient sur le devant de la scène mais de sauvage, il est élevé en pisciculture. Les temps changent et l’on rêve sur ces photos où un homme semble poser à côté d’une baleine : cet esturgeon-là faisait quelque 300 kg. En 1925, le plus gros atteignait 490 kg et contenait 70 kg d’œufs. Une manne pour le pêcheur…
• Un esturgeon énorme pêché par Roger Mossant de Pauillac en Gironde, entre Mortagne et Maubert en juin 1944. Poids 300 kg, longueur 3,90 m. Il fut vendu et débité en boucherie pour une somme d’environ 1 000 anciens francs.
René Val (© Nicole Bertin) |
Gardien de documents minutieusement répertoriés, il avait fait l’objet d’un reportage dans le magazine qu’Air France distribue à ses passagers. Les retombées furent immédiates : « j’ai reçu des messages de Syrie, du Portugal, des Baléares » avouait-il avec un brin de fierté. Tous voulaient des informations sur le caviar de la Gironde !
René Val était le fils de commerçants de Saint-Seurin. Passionné d’histoire, il s’intéressait à la vie de sa commune et à la pêche dans l’estuaire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire