vendredi 21 novembre 2014

Hervé Le Treut, climatologue :
« A ce stade, il est difficile de savoir
si les événements météorologiques violents
sont l’effet d’un hasard naturel
ou si ce hasard a été aidé »…

Connu pour ses nombreuses interventions sur la scène médiatique, Hervé Le Treut, chercheur au CNRS détaché à l’Université Pierre et Marie Curie et contributeur des travaux du GIEC, s’est imposé comme l’un des meilleurs spécialistes des questions climatiques. 
En 2013, il a dirigé un ouvrage collectif sur « Les Impacts du changement climatique en Aquitaine » dont la proximité géographique nous concerne directement. 
Charentais d’origine par des attaches à la fois rochelaises et angoumoisines, il a passé cinq ans dans les écoles primaire et secondaire de Rochefort, ville où son père exerçait comme chef de service de l’hôpital maritime. 
Si ses vies professionnelle et familiale l’ont conduit à sillonner le monde, de l’Inde à Ushuaia, il revendique son attachement à ce coin de terre… et de climat ! Aux récompenses universitaires qui jalonnent son parcours, s’ajoute le Grand Prix de l’Académie de Saintonge 2014 qu’il a reçu en octobre dernier à Royan. 


Hervé Le Treut (à gauche) distingué à l'Académie de Saintonge par Alain Quella-Villéger et Régine Joly, vice-présidente de la région Poitou-Charentes
Il répond à nos questions : 

• Hervé le Treut, commençons par cette question posée par l’Académie de Saintonge qui vient de vous distinguer : Est-ce parce que vous avez vécu sous le climat « paradisiaque » de Charente-Maritime que vous êtes devenu un éminent climatologue ? 

C’est surtout le hasard de rencontres faites lors de mes études de physique à l’Ecole Normale Supérieure qui m’a amené vers cette discipline encore naissante. Mais Rochefort a joué un rôle : c’est pendant les dernières années que j’y ai passées que j’ai développé un goût pour l’étude de la géologie et de l’histoire de la planète. Je cassais des cailloux près des falaises de bord de mer pour y trouver des fossiles… et j’ai aussi cassé en série les manches des marteaux familiaux.

 • Les catastrophes naturelles ponctuent l’actualité et frappent les populations impuissantes. Sont-elles les signes annonciateurs d’événements encore plus graves ou s’inscrivent-elles dans l’évolution naturelle de la planète qui en a connu d’autres ? Quelles sont les dernières conclusions du GIEC à ce sujet ? 

Nous vivons effectivement une époque où se superposent les effets d’une variabilité naturelle qui peut être violente, et les premiers signes clairement discernables de l’impact des émissions de gaz à effet de serre qui sont très marqués, par exemple, dans les régions polaires. Les événements météorologiques les plus violents sont aussi les plus rares : il est difficile à ce stade de savoir si ceux qui surviennent aujourd’hui sont l’effet d’un hasard « naturel » ou si ce hasard a été aidé. Mais le risque de voir se modifier la fréquence, l’intensité et la localisation de ces événements est suffisamment important pour inciter à la prudence.

• Comment les Etats peuvent agir contre le réchauffement climatique ? On dit que la couche d’ozone serait en voie de guérison ? 

Les choses sont simples à énoncer : il faut faire des économies massives d’énergie et remplacer le charbon, le pétrole et le gaz naturel par des énergies qui n’émettent pas de gaz à effet de serre. Cela peut rappeler ce qui a été fait avec succès dans le cas de la lutte contre le trou dans la couche d’ozone où, grâce à un accord international négocié à la fin des années 80, on a réussi à bannir l’usage des fréons qui en étaient responsables. Mais là, le problème est beaucoup plus difficile : il concerne toutes les filières industrielles qui produisent ou utilisent des énergies fossiles, et chacun de nous. Rien ne se fera sans une prise de conscience plus forte des citoyens et si l’on ne montre pas qu’il y a là une opportunité pour l’avenir.

Quel sera le statut des réfugiés climatiques ?
• Le Pentagone a publié un rapport qui fait du réchauffement climatique une "menace immédiate" pour la sécurité. En effet, outre le fait qu’il fragilise des Etats de par le monde, « l’armée américaine n’a pas des ressources extensibles à l’infini, et si elle doit en allouer davantage aux interventions humanitaires, cela risque de se faire au détriment d’autres fronts », soulignent les experts. Quel est votre point de vue ? 

Le changement climatique commence à se manifester et il est invoqué (à tort ou à raison d’ailleurs, selon les cas) chaque fois que survient une catastrophe naturelle. Une pression forte s’exerce donc sur les pays qui sont industrialisés depuis longtemps, qui ont émis depuis plus de 50 ans des gaz à effet de serre constituant la part dominante du changement de composition de l’atmosphère. Ces pays sont donc en premier lieu responsables d’un réchauffement dont les premières manifestations deviennent désormais très claires et qui seront particulièrement sensibles pour des pays « du Sud » économiquement et climatiquement très vulnérables. La situation est rendue plus complexe par l’émergence de pays comme la Chine, mais les Pays occidentaux apparaissent comme les principaux responsables. Et ils seront « invités » de manière de plus en plus pressante à réagir face aux dommages climatiques.

• Que peut-on attendre d’un sommet climatique comme celui qui se tiendra à Paris fin 2015, les premiers n’ayant pas été suivis d’effet ? Entre les deux, il y aura Lima en décembre 2014 et les premiers réfugiés climatiques… 

Le seul accord qui existe véritablement aujourd’hui, le protocole de Kyoto, n’engage qu’une minorité d’Etats. Ce qui est espéré désormais, c’est un accord qui engage l’ensemble des grands pays émetteurs de gaz à effet de serre, autour d’une ambition commune qui permette effectivement de limiter la hausse des températures. Ces rencontres régulières entre gouvernements ont été souvent scénarisées comme des « rencontres de la dernière chance » : il y a peut-être un phénomène d’attente exagéré qui se traduit par un sentiment d’échec lui-même exagéré. Mais il est important que ces réunions se poursuivent de manière régulière. Il y a un véritable espoir de trouver un accord à Paris en 2015. Mais quel que soit l’accord, il faudra qu’il puisse être révisé en fonction de l’évolution du diagnostic sur les changements en cours.

• Pensez-vous qu’il sera possible de limiter le réchauffement à 2°C en moyenne par rapport aux niveaux préindustriels, la trajectoire actuelle conduisant vers + 4°C d’ici à la fin du siècle ? 

C’est effectivement un enjeu qui sera difficile. En même temps, ces chiffres doivent avant tout être pris comme un horizon, comme la mesure d’une ambition. En termes d’action, ce qui ressort de nos modélisations, c’est que l’important est de commencer à infléchir les tendances, ce qui passe par des « transitions » importantes, énergétiques, écologiques. Si ces transitions ont vraiment lieu, alors il sera possible d’affiner les objectifs pour la fin du siècle.

Les catastrophes naturelles sont de plus en plus nombreuses...
• On sent bien que l’avènement des énergies renouvelables se heurte au lobby pétrolier omnipuissant. Comment les scientifiques tels que vous vivent-ils cette époque charnière où ils tirent la sonnette d’alarme sans être vraiment entendus… 

Ce qu’implique une stabilisation des niveaux de gaz à effet de serre dans l’atmosphère est absolument considérable : diviser les émissions de CO2 par un facteur qui va de 40% à 70% mondialement d’ici 2050, c’est-à-dire diviser d’autant l’usage du charbon, du gaz naturel, et du pétrole. Les scientifiques ont parfaitement conscience de l’ampleur du défi et, d’une certaine manière, ils ont toujours été entendus : 13 ans seulement séparent le premier rapport collectif sur les dangers d’une augmentation des gaz à effet de serre (soumis en 1979 à l’Académie des Sciences américaine) du premier sommet de Rio en 1992, rassemblant l’ensemble des dirigeants de la planète. Mais rien ne sera possible sans une conviction partagée par l’ensemble des citoyens. Ce défi offre une immense opportunité de se développer différemment, spécialement dans notre pays qui a peu de ressources fossiles et sans un accord également, le plus largement partagé, sur ce que signifie « différemment » : quelle part d’économies d’énergie et avec quelles implications, quelle part de nucléaire, quelle part des différentes énergies renouvelables ?

• Quel est le rôle de l’Institut Pierre Simon Laplace que vous dirigez ? 

Il existe en région parisienne une dizaine de laboratoires de recherche travaillant dans des domaines liés à l’environnement global de la planète (et des autres planètes du système solaire) : au total plus de mille personnes. Ils abordent des champs très différents (météorologie et sciences de l’atmosphère, océanographie, hydrologie, études des surfaces continentales, y compris la végétation ou les grands glaciers) au travers de leurs aspects physiques, chimiques, biologiques. L’IPSL est la fédération de tous ces laboratoires. Elle a pour but de les rassembler autour de projets qui étudient le système climatique comme un tout, avec les outils de la modélisation numériques (grâce aux superordinateurs toujours plus puissants) ou ceux de l’observation, en particulier satellitaires. L’IPSL a ainsi permis de mettre en place des scénarios d’évolution future de tous les compartiments du système climatique. Il constitue l’un des instituts qui, à l’échelle mondiale, apporte la contribution la plus forte au GIEC.

• Avec le soutien du Conseil régional et de son président Alain Rousset, vous avez publié un ouvrage scientifique, intitulé « Les impacts du changement climatique en Aquitaine » aux Presses Universitaires de Bordeaux en vous appuyant sur la collaboration de 163 experts et une cellule transdisciplinaire de 15 chercheurs aquitains. Quelles sont les priorités qui ressortent de ces recherches? 

Nous avons d’abord été très agréablement surpris par l’ampleur des informations disponibles dans les laboratoires aquitains, par le caractère souvent très spontané de la mobilisation autour de ce travail. Et cela constitue pour moi une première leçon : parler à des Aquitains du Bassin d’Arcachon, de la Gironde ou des Pyrénées, les incitent plus fortement à réfléchir à ce que signifient les changements à venir, comment s’y préparer et comment les limiter, que d’évoquer des menaces lointaines. Et il y a un champ d’actions concrètes à envisager dans les domaines de la gestion de l’eau, du littoral, des zones de montagne, des grandes filières agricoles. En même temps, ces décisions doivent être celles des citoyens et la première étape est de partager ce rapport avec les élus, les acteurs économiques, les associations et toutes les personnes intéressées, au travers de réunions dédiées à des thèmes spécifiques. Le Conseil Régional commence à mettre en œuvre ces réunions à Bordeaux ou dans d’autres villes de la région.

• Finissons par des notes plus personnelles. Quels souvenirs gardez-vous de Rochefort où vous avez vécu quelques années ? 

Ces années couvrent la période où j’avais entre 6 et 11 ans, une période que l’on n’oublie jamais : c’est une multitude de souvenirs qui touchent bien plus que Rochefort, toute la Charente-Maritime, avec des lieux qui ont gardé un caractère magique dans mon souvenir, comme le château de La Roche Courbon évoqué lors de la cérémonie. Nous avons aussi vu Rochefort évoluer de manière importante : la place Colbert était au début un espace de terre battue, où des femmes vêtues de noir s’asseyaient pour passer les fins d’après-midi en discutant ; elle s’est ensuite couverte d’un carrelage, avec un bassin pour faire naviguer des petits voiliers pour se transformer en lieu extraordinaire, festif et coloré, lors du tournage des Demoiselles de Rochefort

• Et de la cérémonie à l’Académie de Saintonge… 

Pour moi, il y avait une certaine dimension de nostalgie, mais la cérémonie a récompensé une très grande variété de projets tournés vers l’avenir. J’ai été frappé par le dynamisme régional de cette rencontre, comme je l’ai été un peu partout en France lors de mes déplacements pour parler du climat. Il y a dans ce pays, et en Saintonge, une vitalité extraordinaire qui se manifeste dans les associations, les sociétés savantes et académies, les centres culturels et qui contraste avec la complexification parfois un peu paralysante de notre paysage institutionnel.

 Propos recueillis par Nicole Bertin 

• Le GIEC, Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat, ne cesse de rappeler à l’ordre les pays pollueurs. Ses rapports synthétisent les travaux publiés de milliers de chercheurs qui analysent les tendances et prévisions mondiales en matière de changements climatiques. Il a été créé en 1988 par l’Organisation Météorologique Mondiale (OMM) et le Programme pour l’Environnement des Nations Unies (PNUE).

• Bonne nouvelle pour la planète : Barack Obama et Xi Jinping ont annoncé à Pékin leurs objectifs en matière de réduction d'émissions de gaz à effet de serre (GES). Les Etats-Unis prévoient une réduction de 26 à 28 % de leurs émissions d'ici 2025 par rapport à 2005. Quant à la Chine, elle envisage d'atteindre un pic autour de 2030, si possible auparavant.

• Limiter d'ici la fin du siècle la concentration des gaz à effet de serre dans l'atmosphère à 450 parties par million (ppm) – valeur associée par les scientifiques à un réchauffement de 2 °C – suppose de réduire les émissions mondiales entre 40 % et 70 % d'ici 2050 et de les ramener à un niveau « proche de zéro » d'ici à 2100. Pour y parvenir, des changements doivent intervenir dans tous les secteurs dont celui de l'énergie – qui représente 35 % des émissions – devant l'agriculture et la forêt (24 %), l'industrie (21 %), les transports (14 %) et le bâtiment (6 %). Pour y parvenir, les experts du GIEC préconisent le recours aux énergies renouvelables qui devrait tripler, voire quadrupler d'ici 2050. L’efficacité énergétique des bâtiments devra être améliorée, sans oublier le développement des techniques de captage et de stockage du CO2. L'instauration de normes plus contraignantes, la mise en place de taxes fondées sur les émissions (taxe carbone) et la réduction des subventions aux énergies fossiles sont d'autres pistes.

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