samedi 11 octobre 2014

Le 30 juin 1944 aux carrières d’Heurtebise :
témoignages sur l’organisation
du sabotage de Jonzac

Le 30 juin 1944, les événements à la fois héroïques et tragiques des carrières Heurtebise, qui entraînèrent la mort de Pierre Ruibet et de Claude Gatineau, comportent de nombreuses zones d’ombre. Grace à l’ouverture des archives allemandes, l’historien jonzacais James Pitaud apporte des éléments de réponse. 

Corinna Von List
Sans Corinna Von List, une étudiante berlinoise qui se trouvait, à l’époque, être la correspondante de l’AREI, Association pour l’Etude de la Résistance Intérieure en Charente-Maritime, James Pitaud n’aurait sans doute jamais étudié les archives allemandes relatives à l’explosion des carrières d’Heurtebise. Si la mémoire demeure, des questions restent sans réponse. L’ouverture des archives allemandes, ainsi que les témoignages des Français survivants, ont une grande importance. L’un d’eux est apporté par René Marchadier qui appartenait au groupe franc Alerte, à Bordeaux. Lors d’un colloque, il a expliqué comment ce sabotage était devenu « réalisable ».

En 1943, fonctionnaire à Saintes, il déjeunait dans une pension de famille, rue Saint Maur, aux côtés de Michel, fils de Marthe Robert, concierge au tribunal de Jonzac. Ensemble, ils échangeaient leurs impressions sur la guerre : « il m’avait dit que si un jour, j’avais besoin de quelque chose à Jonzac, je ne devais pas hésiter à aller chez sa mère ». En fin d’année, d’après les confidences d’un autre ami, il apprit que les Allemands s’activaient du côté de Jonzac, précisément, où ils entreposaient des armes. Il alerta son groupe qui lui demanda d’aller voir sur place. Il se rendit chez Marthe Robert où il fit la connaissance de Pierre Ruibet. Ainsi, la trame de l’opération se mit en place grâce à un hasard "conjoncturel"...

Cette entreprise n’aurait pas eu lieu sans l’implication d’un certain nombre de personnes dont le principal acteur fut Pierre Ruibet (originaire de Voiron) qui connaissait Michel Robert. En effet, étant tous les deux requis pour le STO, ils avaient échangé leurs identités respectives afin d’échapper aux contrôles. Ainsi Michel Robert s’installa en Isère (il eut une part active dans le maquis du Vercors) et Pierre Ruibet élut domicile à Jonzac. Il se fit embaucher par la Kriegsmarine après avoir travaillé pour une société installant des lignes téléphoniques. Tout naturellement, Marthe Robert accueillit chaleureusement Pierre Ruibet. Il se lia bientôt d’amitié avec sa fille, Mathilde, qui servit d’agent de liaison (c’est elle qui envoyait les télégrammes, en particulier).

Le jonzacais Claude Gatineau a aidé Pierre Ruibet dans son entreprise
Le témoignage de René Thuault - ancien responsable de la Poste de Jonzac aujourd’hui disparu - qui travaillait avec ses camarades en ce lieu (avec le père de Christian Balout, René Lanoue, Pierre Dumas) est intéressant : « En intégrant le personnel des carrières, au nombre de 120 environ, Pierre Ruibet ne passa pas vraiment inaperçu. Nous appartenions tous à la même classe et, curieusement, Ruibet était plus jeune que nous. A son arrivée, on s’est dit : « tiens, en voilà un autre ! Regulièrement, arrivaient des ouvriers, en fait des résistants, qui venaient faire l’inventaire du site, je suppose. Ils restaient en général quelques semaines avant de disparaître. L’un d’eux, baptisé Bernard Palissy, devait être Félix Gaillard. J’en suis presque certain ». 
Quelle était l’ambiance qui régnait aux carrières ? « Nous travaillions 70 heures par semaine, mais nous étions bien payés. Nous n’étions pas maltraités et les chefs d’équipe, des civils, n’avaient pas de fusil ». Ce dépôt, équivalant à « quinze jours de feux dans tous les blockhaus de l’Atlantique », était comparé à une « pétaudière » ! Et René Thuault d’évoquer les courses de bicyclette dans les galeries et un copain qui piquait un somme sur les caisses de munitions dès qu’il en avait l’occasion : « au moment de l’explosion, il voulait à tout prix récupérer le vélo de son amie Denise. Nous avons tout faut pour l’en dissuader ».

Les conséquences de l’explosion auraient pu être catastrophiques pour la population. L’officier, du nom de Schmidt, fit preuve d’une évidente tolérance. Il fut d’ailleurs «couvert» par son supérieur qui commandait la grande Région. Seul un rapport classé secret déplore son « manque de rigueur » et son « attitude regrettable ». Il est vrai que le jour du sabotage, le 30 juin 1944, une partie des soldats allemands faisait des exercices de tir, route d‘Allas.
Une enquête fut demandée au sujet de Schmidt qui avait 59 ans à l’époque des faits. A-t-il été jugé par ses pairs pour faute ? Pour le savoir, il faudrait retrouver sa trace. Or, c’est difficile puisqu’on ne connaît pas son numéro de matricule. Pour Philippe Gautret, fils de René Gautret, ancien maire de Jonzac, cet homme, qui a tenu le destin des Jonzacais entre ses mains, aurait pu échapper à une punition et au fameux Front de l’Est. Vers 1955, il se souvient qu’un Allemand a sonné chez lui et demandé à voir son père : « il l’a rencontré. Il s’agissait peut-être de lui »...

Retour sur le jour de l’explosion 

Après un premier sabotage qui échoua, le second se heurta à des difficultés. Après avoir récupéré les explosifs à Bordeaux auprès de René Marchadier, Pierre Ruibet envisageait de faire sauter le dépôt le 30 juin aux environs de 13 h, grâce à des retardateurs. Personne n’était au courant de ses activités, sauf Claude Gatineau qui devait lui apporter son aide. Or, c’est justement l’attitude de ce dernier qui attira, de bon matin, le regard du chef d’équipe Engler. Le voyant remonter son pantalon, il pensa qu’il venait de satisfaire des besoins naturels, ce qui était interdit dans la carrière. Intrigué, il s'approcha et découvrit alors des explosifs (cordeau détonant, capsules, bâtons) dans l’alvéole.
Les versions diffèrent quant à la suite. Dans sa déposition, Engler déclare s’être battu avec Ruibet, lui-même prévenu par Gatineau. Or, il est probable que Ruibet lui ait tiré un coup de pistolet pour le faire taire, sans altercation.

Journée de témoignages sur le 30 juin 1944 : René Lanoue se souvient...
Pour René Thuault, cette lutte est un mensonge d’Engler pour se blanchir : « Ruibet était un gaillard d’un mètre quatre vingt sept face à un Engler de petite corpulence. L’Allemand n’a pas voulu perdre la face en avouant qu’il s’était enfoui »...
Tous les Français eurent le temps de quitter la carrière tandis que des soldats et un maître-chien hollandais furent chargés de localiser Ruibet. Quatorze d’entre eux trouvèrent la mort dans l’effondrement de la voûte. Ruibet, quant à lui, n’eut pas le temps de s’échapper par la bouche d’aération, route d’Ozillac, où le dr Sclaffer l’attendait pour le conduire en Gironde.

Un document suscite également des commentaires. Il s’agit de la superbe lettre que Pierre Ruibet a adressée à ses parents (elle est conservée aux Archives de la Rochelle) : sans en trahir le sens et l'intensité, certains historiens pensent que les mots employés par Ruibet auraient été moins «littéraires». Serait-ce Marthe Robert, femme intelligente qui s‘exprimait avec style, qui l'aurait écrite ?

L’histoire des carrières jonzacaises conserve sa part de mystère. Des interrogations subsistent dont l’une est essentielle : qui donnait, en haut lieu, les ordres au groupe Alerte ? René Marchadier lui-même ne peut y répondre. Pour survivre en cas d’arrestations, les réseaux étaient protégés par le silence. Claude Gatineau, par exemple, a sauvé les Jonzacais en déclarant que Pierre Ruibet obéissait à une mission bordelaise. Il n’en savait pas davantage.
Bref, c'était une période où il valait mieux se taire pour protéger sa vie et celle des autres. Certains ont emmené leurs secrets dans leurs tombes et finalement, c'est peut-être mieux ainsi...

James Pitaud (à droite) a fait d'importantes recherches sur l'explosion des carrières d'Heurtebise. Il est aux côtés de Claude Belot, maire de Jonzac, et de la préfète Béatrice Abollivier.
 • Mathilde Robert, agent de liaison durant la seconde guerre mondiale, fut arrêtée avec Mme Crauste, résistante bordelaise baptisée « Jacqueline », proche de René Marchadier. Enfermées au Fort du Hâ, elles ne durent leur salut qu’à la libération de Bordeaux : elles devaient être exécutées le lendemain...  

• René Marchadier faisait partie du groupe franc Alerte qui appartenait à la grande mouvance de la résistance. Homme sincère, profondément attaché à l’honneur et à la liberté de son pays, il fut choqué à la Libération quand certains s’attribuèrent des actions héroïques auxquels ils n’avaient pas participé.

•  Résistantes : L’ouvrage, paru en Allemagne en 2010 sous le titre, Frauen in der Resistance, 1940-1944, est issu d’une thèse soutenue à l’Université de Potsdam par Corinna Von List. Cette recherche, qui ne concerne que la résistance féminine sur le territoire français, portée aussi bien par des Françaises que par des étrangères, a été récompensée en 2006 par le prix Guillaume Fichet - Octave Simon.


1944 - 2014 : la petite Sarah Jeanne, descendante de Pierre Ruibet devant le monument érigé à Jonzac en mémoire de Pierre Ruibet et Claude Gatineau
Juste après la guerre, l'hommage du maire de Jonzac, René Gautret, aux défenseurs de la liberté

Aucun commentaire: