lundi 11 juillet 2016

Michel Rocard, l’abolition des armes
nucléaires et le référendum

Par Jean-Marie Matagne, président de l'association ACDN

La disparition de Michel Rocard samedi 2 juillet est une lourde perte pour ceux qui pensent que le règlement des conflits peut s’obtenir par la diplomatie plutôt que par la guerre, la coopération plutôt que la menace, la consultation des peuples plutôt que la décision autoritaire, et pour tous ceux qui tiennent l’abolition des armes nucléaires pour un impératif catégorique de notre temps.

 

Michel Rocard a d’abord prouvé en 1988, quand il était Premier ministre, son attachement à la diplomatie plutôt qu’à la manière forte. C’est par la diplomatie qu’il parvint, avec les accords de Matignon signés le 26 juin, à calmer le conflit entre Kanaks et Caldoches et à nous épargner une énième guerre de décolonisation. Ces accords furent approuvés par le référendum national du 6 novembre 1988 accordant un statut provisoire à la Nouvelle Calédonie. Ces dispositions devaient faire l’objet d’une consultation de la population néo-calédonienne au bout de dix ans, ce qui fut le cas en 1998, puis d’un référendum d’autodétermination, qui aura lieu en 2018.
Concernant l’arme nucléaire, les positions de Michel Rocard ont varié. Il l’a d’abord combattue, puis s’y est rallié, puis s’en est à nouveau et définitivement éloigné à partir de 1990.
Avec le délitement du bloc soviétique, trois évidences s’imposaient à lui : 1°) « le risque majeur est celui de la prolifération, qu’elle concerne les armes elles-mêmes ou les matières radioactives » ; 2°) « la lutte contre la prolifération n’est pas à la portée d’une nation isolée… C’est la communauté internationale tout entière qui doit y participer » ; 3°) « jamais le Conseil de Sécurité n’acceptera de prendre des sanctions pour détention de l’arme si une seule nation prétend conserver les siennes ». « De là découle l’importance majeure de l’engagement public vers l’éradication, quelle que soit par ailleurs la durée nécessaire pour sa réalisation. »
En 1996, Michel Rocard participe à la « Commission Canberra » qui conclut à la nécessité d’un désarmement nucléaire intégral et il cosigne la Déclaration sur l’abolition des armes nucléaires rendue publique en février 1998 par le général Lee Butler, ancien chef des forces nucléaires stratégiques des Etats-Unis.
« C’est en tout cas à l’occasion des travaux de la Commission de Canberra, à laquelle j’ai eu l’honneur de participer, que j’ai pour la première fois pris publiquement cette position en 1996 », dira-t-il en janvier 2010 devant les représentants de Global Zero.
« Je vous dois l’aveu que depuis cette affirmation (…), je suis resté treize ans tragiquement seul de tout l’establishment politique, administratif et militaire de la France à réaffirmer constamment cette ligne. Le politiquement correct au sujet de l’indépendance nationale consacrée par la dissuasion était devenu le ciment le plus solide de l’unité nationale. Même les partis de gauche, Socialiste - le mien - et Communiste, se sont tus. Personne n’a osé commettre le blasphème. »
 
En 2007, alors qu’il est député européen et qu’un nouveau conflit de grande ampleur menace le Moyen-Orient, il accepte de cosigner avec Yehuda Ataï, cofondateur du Comité israélien pour un Moyen-Orient sans armes de destruction massive, et moi-même en tant que président d’ACDN, un « Appel aux Européens : Empêchons la guerre contre l’Iran » publié dans Libération du 16 novembre.
« Nous en sommes avertis de toute part : les Etats-Unis sont sur le pied de guerre, prêts à bombarder l’Iran. Il ne manquerait plus que l’ordre présidentiel. Début octobre 2007, des dizaines de personnalités américaines politiques, religieuses, militaires, intellectuelles ou artistiques, ont appelé les chefs d’état-major, officiers et soldats des Etats-Unis à refuser tout ordre d’attaquer l’Iran. Cet appel sans précédent souligne à quel point le risque est réel de voir la guerre éclater dans les jours, les semaines ou les mois à venir, et impératif le devoir de prévenir ce risque. C’est pourquoi nous soutenons cet appel lancé outre-Atlantique et souhaitons l’élargir à l’Europe.
« L’invasion de l’Irak par la coalition que dirigent les Etats-Unis était contraire à la charte des Nations Unies, et s’est révélée catastrophique. Une agression contre l’Iran serait tout aussi illégale et encore plus catastrophique. (…)
« Ces remarques valent tout autant pour les gouvernants, les militaires et les citoyens des Etats européens membres de l’ONU, qu’ils soient ou non alliés aux Etats-Unis dans le cadre de l’OTAN. Nous les appelons donc à refuser par avance toute coopération, toute aide politique, économique ou militaire et tout soutien logistique en cas de guerre. » (…)
L’Appel s’adressait donc aux gouvernants européens, mais aussi aux citoyens eux-mêmes, qu’il invitait, en cas de nécessité, à la résistance civique : à la désobéissance civile et militaire, ni plus ni moins. Il continuait ainsi :
« … ce n’est pas en continuant à bafouer l’article VI du Traité de Non Prolifération que les Etats dotés d’armes nucléaires peuvent exiger quoi que ce soit des autres Etats signataires du TNP, Iran compris. Non-prolifération et désarmement nucléaires vont de pair. Il est urgent de l’admettre.
« C’est même seulement en s’engageant dans la voie du désarmement nucléaire négocié, tel que prévu par l’article VI du TNP, que la Communauté Internationale a quelque chance de voir l’Iran offrir toutes les garanties concrètes et vérifiables, s’il en existe, qu’il ne se procurera jamais d’arme nucléaire. Cette spirale vertueuse devrait tout à la fois dissuader d’autres Etats de la région de vouloir « proliférer », et conduire les Etats nucléaires de facto comme Israël, le Pakistan et l’Inde, à s’engager eux aussi dans la voie d’un monde libéré de toutes les armes nucléaires et des autres armes de destruction massive, au Moyen-Orient comme ailleurs.
« Refuser la guerre aujourd’hui, ce n’est donc pas accepter le statu quo ni repousser la guerre à demain. C’est au contraire donner à la diplomatie le temps, la chance et l’impératif d’aboutir à une solution globale de paix et de sécurité pour tous les Etats et tous les peuples du Moyen-Orient, et au-delà, pour toute la planète. C’est éviter de nouvelles larmes de sang. C’est permettre à la raison de prévaloir, à nos enfants et nos petits-enfants de vivre dans un monde moins violent, plus juste et plus humain. Sans guerre, sans armes ni menaces nucléaires.
« L’Europe peut y contribuer. Les Européens doivent se dresser contre la guerre qui approche. »
On ne saurait dire quel fut l’impact de cet appel, qui reçut d’emblée le soutien de nombreuses personnalités françaises et internationales, et qui a reçu et continue de recevoir des milliers de visites sur le site d’ACDN. Une chose est sûre : la voie indiquée était la bonne puisque c’est elle qui a finalement abouti à l’accord du 14 juillet 2015 avec l’Iran.

En décembre 2009, alors que le risque de guerre contre l’Iran s’était éloigné du côté américain avec le départ de George W. Bush et l’arrivée de Barack Obama, sans pour autant disparaître du paysage, Michel Rocard, Yehuda Ataï et moi-même remettons le couvert « pour un Moyen-Orient sans armes de destruction massive », cette fois dans le journal Ouest France. A l’occasion de la remise du Nobel de la Paix à Obama, nous rappelons que son "grand dessein" d’abolir les armes nucléaires ne pourra se réaliser que si le Moyen-Orient devient une zone exempte d’armes de destruction massive, et que cela, tout à la fois, implique et permettrait une solution globale des motifs de conflits.
Michel Rocard était, jusqu’à ces derniers temps, l’un des rares responsables français à conclure : « il est indispensable que la France joue tout son rôle dans le déclenchement du mouvement diplomatique des cinq (Etats) nucléaires officiels vers l’éradication », comme il le disait en janvier 2010.
« J’ai donc eu la joie de pouvoir publier à l’automne 2009 une déclaration signée enfin de quatre personnalités qui avaient fini par surmonter leurs hésitations : outre moi-même, mon collègue Alain Juppé, ancien Premier Ministre et héritier du gaullisme, l’ancien Ministre de la Défense, Alain Richard et le prestigieux Général Bernard Norlain, qui fut commandant de nos forces aériennes de combat. » Ce point de vue, paru dans le Monde du 14 octobre 2009 était intitulé : "Pour un désarmement nucléaire mondial, seule réponse à la prolifération anarchique".

A cette liste restreinte, on peut ajouter les noms de Paul Quilès et Hervé Morin, ce qui fait tout de même, avec Alain Richard, trois anciens ministres de la défense à vouloir se débarrasser de l’arme nucléaire dans le cadre d’un désarmement général, et celui de Jacques Attali.
Faut-il toutefois en retrancher Alain Juppé ? Devenu à son tour ministre de la défense un an après avoir cosigné les propos dont Michel Rocard se réjouissait tant, il n’en fut plus question. Le 26 novembre, intervenant au Sénat sur le projet de budget de la défense, Alain Juppé déclare : "Je rêve d’un monde sans armes nucléaires, bien sûr, mais je n’ai jamais dit que la France devait donner l’exemple avant tous les autres ! Tant que des progrès n’auront pas été faits au niveau mondial, la France ne doit pas baisser la garde".
Peut-être déçu de ce recul dont il ne fut pas lui-même exempt après sa "plaisanterie" à propos des économies qu’on pourrait faire sur le coûteux budget de la "force de dissuasion", Michel Rocard n’aura pas eu la joie d’apprendre que plus de 50 députés et sénateurs proposent aujourd’hui à leurs collègues de cosigner une loi référendaire sur la participation de la France à l’abolition des armes nucléaires.
Ignorant son état de santé, je lui ai écrit le 28 juin dernier pour lui annoncer cette bonne nouvelle et l’inviter à apporter son soutien à cette initiative parlementaire. On ne saurait parler à la place des défunts, mais je crois bien que, s’il l’avait pu, il aurait accepté. Une raison supplémentaire de regretter le départ de ce grand homme d’Etat, qui était aussi un homme simple attachant.

Peut-être Alain Juppé et Hervé Morin, aujourd’hui députés et demain possibles candidats à la présidence de la République, voudront-ils le faire à sa place, en mémoire de leur compagnonnage d’idées, sur ce point en tout cas ? On ne peut que le souhaiter.
 
Jean-Marie Matagne

contact@acdn.net

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