jeudi 30 avril 2015

Le Pas des Tombes : quand tout un village croit qu’il est ensorcelé…

L’histoire a fait la une de la presse régionale et des magazines à sensation dont « Détective ». 
Dans les années 1950, un village de la commune de Barret en Charente, le Pas des Tombes - nom prédestiné ? - a vécu des histoires dépassant l’entendement. Une guérisseuse habitant la Gironde, qui soignait toute la contrée, y est pointée du doigt. Elle aurait monté des familles d’agriculteurs les unes contre les autres. Aujourd'hui, le temps a passé sur ce funeste moment, mais les souvenirs ont la vie dure…
La presse s'interroge... et les lecteurs se précipitent !
Le titre du journal Détective (l’un des pionniers de la presse people) du 19 janvier 1953 campe le décor en grosses lettres : « L’exorciseur envoyé par l’Evêché n'a pu chasser les démons qui rôdent dans les foyers du Pas de Tombes ». Avec une annonce pareille, tout lecteur curieux se demande quelle malédiction a frappé ce village de Barret en Charente. Un patelin dont les habitants vivaient, à l’époque, de l’élevage, de la culture de la vigne et des céréales. 
Pour comprendre cette histoire, la meilleure solution était encore de se rendre sur les lieux où Pierre Bredon, le fils de l’ancien maire, accepte de livrer quelques souvenirs. Retraité, il coule des jours paisibles dans la campagne verdoyante aux côtés de son épouse. Ils n’ont pas oublié ces évènements ! « Si je me souviens de cette folie, vous parlez ! Mon père ne croyait pas à la sorcellerie, mais il était bien obligé de recueillir les doléances de la population » explique-t-il. Comment les journalistes parisiens étaient-ils au courant des faits ? Tout simplement parce qu'un écrivain britannique, installé dans le coin, pensait qu’un tel remue-ménage attirerait forcément l’attention des lecteurs. Il avait vu juste ! Ayant quelques copains dans la presse, il les prévint. « Sur la place, je revois la longue file se précipitant pour acheter les journaux ! Tout cela dépassait l'entendement. Plusieurs habitants estimaient qu’on leur avait jeté un sort. Ces phénomènes paranormaux, qu’ils aient existé ou non, étaient attribués à l'influence d’une guérisseuse de Gironde. Dans les années 50, les médecines parallèles étaient une pratique courante ».
Que s’est-il passé exactement au Pas des Tombes ? 
« J’ai besoin d’eau bénite 
pour chasser les démons de ma maison »
Replongeons-nous dans l’enquête menée par André Rocher. Fin 1952, début 1953, l'ambiance devient délétère au Pas des Tombes, un hameau qui doit vraisemblablement son nom à des sépultures médiévales se trouvant à proximité. Avec un tel nom de baptême, on imagine facilement des revenants comme dans les films d’épouvante. Dans le cas précis, il s'agirait plutôt de sortilèges ou, du moins, de gens pensant qu’ils en sont victimes innocentes. 
L'abbé Boulesteix, alors en charge de la paroisse de Barret
Un jour, l’abbé Boulesteix reçoit la visite d'une paroissienne, une brave femme d’origine polonaise. Elle semble agitée. « Je voudrais bien que vous me donniez un litre d'eau bénite ». L’homme d’église s’exécute, la félicitant « d’être une aussi bonne pratiquante ». La semaine suivante, elle revient et formule la même demande. Cette fois-ci, le curé s'étonne, mais il lui donne satisfaction. Après tout, elle a sans doute de nombreuses bénédictions à réaliser. La voici qui revient une troisième fois. Cette grande consommation d’eau bénite inquiète le curé. Il l’interroge : quel usage en faites-vous ? Gênée, la femme bredouille et baisse les yeux avant d’avouer : « j’en ai besoin pour chasser les démons de ma maison. J’ai aspergé toutes les pièces, le lit, les chaises ainsi que les champs, les bois et même nos poulets ». Stupéfait, le curé tente de la rassurer et surtout de lui prouver qu'elle se fait des idées. Comment une commune si tranquille se trouverait-elle entre les mains de Satan ? L’abbé Boulesteix connaît bien ses ouailles : aucune n’a le diable au corps  ! La femme ne partage pas son sentiment. Elle finit par le regarder d’un air soupçonneux et le quitte sans crier gare. Pourquoi ne veut-il pas la croire alors qu'elle rencontre tant d'ennuis ? Et si lui aussi était manipulé ?…
Le travail du journaliste est ardu car les langues ne se délient pas facilement. La description du village du Pas des Tombes vaut son pesant d’or : « à l’écart du bourg de Barret, s’étale au ras de la plaine le hameau du Pas des Tombes. Le vent du Nord glacé rebondit sur les toits plats des fermes. J'ai vu des portes se fermer devant moi. De vieilles femmes craintives se sont signées quand je leur ai parlé des esprits ». Sa quête est plutôt infructueuse : personne ne sait rien ou plutôt personne ne veut s’exprimer. Il se rend tout de même au domicile de la femme à l’eau bénite, « une sorte de forteresse entourée d'arbres mutilés qui dressent vers le ciel leurs sinistres moignons ». Pas très engageant, le paysage ! 
André Rocher aborde le mari, plutôt bien intentionné, quand surgit son épouse furibarde. Que fait chez elle ce journaliste trop envahissant ? Elle tire son conjoint par la manche. Tous deux s'enferment à double tour dans la pièce voisine où ils discutent à voix basse « avant de réapparaitre avec méfiance, voire avec hostilité ». Quand André Rocher quitte la demeure, il se retourne et s’aperçoit que la femme est en train d’asperger d'eau bénite la pièce où elle l'a reçu. La confiance règne ! 
Dans le bourg, les rumeurs les plus folles circulent. Un domestique aurait vu une porte s'ouvrir et se fermer toute seule, phénomène vécu par d'autres agriculteurs ; des jeunes gens revenant d’un bal auraient aperçu une forme blanche danser dans le cimetière. Liste non exhaustive. La psychose aidant, l'affaire finit par atteindre son apogée, chacun y allant de son phénomène paranormal. Les uns parce qu’ils en sont persuadés, les autres pour effrayer la galerie. Les femmes ne sont pas en reste, trouvant une rapière dans un traversin ou des cocardes dans un matelas. Pour les intéressées, pas de doute : ces objets ont été glissés dans leur literie pour leur porter tort. S’y ajoutent des hommes qui tombent malades subitement et des animaux frappés de maux mystérieux. 
Archives photos du magazine Détective : la population de Barret se pose des questions
Bientôt, la grande question est de savoir qui orchestre ces plaies. Le Pas des Tombes se transforme en « village de la peur » et l'on accuse bientôt un certain Monsieur L. d'être à l’origine des malédictions. Pendant deux ans, la rumeur publique le désigne comme étant le porteur du mauvais œil. Conséquence, sa famille est tenue à l’écart et les anciens font leur signe de croix quand ils aperçoivent l’un de ses membres. Suite logique, ces gens préfèrent quitter Barret, ce qu’ils avaient de mieux à faire en la circonstance. Ils donnent leurs terres en fermage à un couple de Vendéens qui, manifestement, est insensible aux ondes négatives ! Monsieur L. étant parti, il faut chercher un autre coupable et le qu’en dira-t-on va bon train.
Le maire prend « ces sornettes » avec dérision
Volny Bredon, maire de Barret, est lassé par ces sornettes qu’il veut arrêter. A la campagne, les histoires de sorcellerie ont la vie dure et les ruraux, dans leur grande majorité, font appel à des guérisseurs pour se soigner. Des traditions héritées du passé. 
Volny Bredon, maire
Dans la région, celle qui détient les records de popularité et de fréquentation est « la vieille de Braud » qui officie en Gironde. Malgré la distance, on se précipite chez elle, quel que que soit le problème dont on souffre, et l'on n’hésite pas à patienter des heures entières devant son « cabinet » en espérant être reçu. Ses formules, qui n'appartiennent qu’à elle, sont assez étonnantes et comprennent entre autres des vers de terre ou des peaux de lapin à se mettre sur le ventre. Avec le recul, de tels remèdes peuvent surprendre. Pour de nombreux clients, elle soulage la souffrance, c’est une évidence. Pour d'autres, elle aurait dépassé ses fonctions premières et jeté des sorts. Bien qu’ils n’en aient pas la preuve, ils la craignent grandement. 
Un grand-père raconte : « Dans les années 50, il était courant de la consulter pour savoir qui, dans l’entourage, vous cherchait du mal. Moyennant finances, elle faisait des révélations. Dans la foulée, elle conseillait de regarder si, dans la maison, ne traînaient pas de objets suspects et surtout, il fallait se munir d’eau bénite et faire des prières ». 
Se confiant au reporter de Détective, Volny Bredon préfère rigoler du folklore ambiant : « Comment changer ces coutumes et usages même s’ils paraissent d’un autre âge ? ». Le curé Boulesteix partage son opinion, bien que la lutte entre le bien et le mal fasse partie de son éducation. Surpris par la crédulité des habitants, la présence de la presse pour des faits aussi calamiteux l'accable. Il aurait préféré présenter son église du XIIe siècle d'où partit une croisade. « Pour calmer la population, j'ai demandé à l'exorciseur de l’Evêché de venir à Barret » dit-il. Manifestement, ce dernier ne se déplace pas, estimant (qui sait ?) que ça n’en vaut pas la peine ! En chaire, le curé fait front : « si on vous dit qu'une influence néfaste est dirigée contre vous, songez que les esprits peuvent s'en prendre à moi. Que les esprits me fassent à moi tout le mal qu’ils voudront. Ainsi, vous en serez débarrassés ». Magistral, mais finalement peu convaincant : en effet, les paroissiens estiment qu'il est au dessus du démon. Dans ces conditions…
Au fil du temps, le calme revient. La presse se lasse et s’empare de nouveaux sujets. Cependant, cette affaire a laissé des traces dans les mémoires…
Une véritable psychose collective
Pierre Bredon se souvient des journalistes qui ont rompu le silence entourant cette malheureuse affaire. « Il y en avait un qui dormait à la Boule d’Or à Barbezieux. Leur présence et surtout leurs questions ont perturbé le quotidien des habitants  ». 
Plus qu’à des sortilèges, ils ont assisté à ce que peut être une psychose collective quand les tensions trop fortes entraînent des réactions incontrôlées. Au départ, il y a affectivement cette fermière qui croit être ensorcelée. Elle en est convaincue et le curé ne parvient pas à la faire changer d’avis. Elle va alors chercher un support pour confirmer ses présomptions, en l'occurrence la guérisseuse, qui conforte ses dires. A partir de ce moment-là, le feuilleton est engagé et il conduira à des situations délicates puisque certains habitants seront obligés de quitter Barret. 
Pour Pierre Bredon, « il n’y a jamais eu de malheurs, certaines personnes étaient tout simplement naïves. Le curé avait parlé à mon père de ces événements. Lui-même n’en était que partiellement averti car les gens éprouvaient un certain embarras à les exposer au maire. Sans la famille polonaise, il y a fort à parier que les choses n'auraient jamais pris cette ampleur. Les gens allaient tous à la messe et ils se sont mis à se méfier les uns des autres. Des plaisantins en ont ajouté en se déguisant en fantômes la nuit. Cela n'a fait qu'accentuer la peur et les commérages ». Et de conclure : « heureusement que le climat s’est apaisé car des drames auraient pu survenir. Quand les gens sont hystériques, peuvent en résulter des gestes incontrôlés. Il y a tout de même eu un coup de fusil, sans conséquences, tiré sur une personne qui avait revêtu un drap blanc pour se transformer en spectre ». 
Un autre contemporain (qui a préféré garder l'anonymat) sourit à l’évocation de cette affaire… tout en restant méfiant. Les jeteurs de sort, il y croit parce qu’il a grandi dans un milieu où ces pratiques étaient considérées comme pouvant exister. Bien sûr, tout le monde appréhendait d’en être la cible !  : « J’étais jeune à ce moment-là. Dans les campagnes, couraient des tas de rumeurs. L’affaire du Pas des Tombes a fait du bruit parce qu’elle a révélé au grand jour des situations que les gens taisaient généralement. Qu’on touche à leur santé et à leurs récoltes les tétanisait. Il leur suffisait de ne pas fermer l’œil pendant trois nuits pour penser qu’ils étaient envoûtés ». Au sujet de la guérisseuse de Braud Saint-Louis, il estime que les langues étaient malfaisantes à son égard : « moi, elle m’a soigné et finalement, elle m’a fait autant d’effet qu’un docteur ». 
Un autre témoin raconte qu'une famille des environs en aurait plutôt été victime : « La guérisseuse l'avait prévenue que la première personne, hors parenté, qui franchirait le seuil de la maison apporterait le mauvais œil. Il s'est trouvé que ce fut un type du village qui, pourtant, n’était pas animé de mauvaises intentions. C’est malheureusement tombé sur lui ! C’est ainsi que sa renommée a été faite : les gens l’évitaient et il a souffert d 'un véritable ostracisme ». 
Pour un voisin qui partait en journée chez les paysans du coin, le curé Boulesteix - qu’il avait baptisé « le corbeau » - ne faisait que du bourrage du crâne : « De par ses fonctions et son autorité sur les paroissiens, il aurait dû mettre fin à cette escalade. C’était facile puisqu’il menait tout le monde à la baguette. Il aurait dû prêcher l’apaisement et ramener ses brebis égarées à la bergerie ».
Plus de soixante ans après cette sombre histoire, Barret a retrouvé sa sérénité et le Pas des Tombes est un village coquet qu’a fui le vent du Nord. Les maisons restaurées n'ont plus rien du sinistre tableau peint par André Rocher. Un petit chemin blanc le traverse tandis que coule la rivière à quelques encablures. « Quel bordel cette histoire de village hanté ! Voilà où mène la superstition » plaisante Jean-Paul que les petites histoires de la région passionnent. 
Derrière ces apparences de « magie », existe peut-être une réalité plus simple comme agrandir sa « benasse » (terme patoisant qui désigne les exploitations agricoles) par exemple. Les gens qui ont quitté le village ont effectivement libéré des terres. Si tel était le cas, la guérisseuse aurait eu bon dos…

• Cette main (sorte de Fatma), qui apparaît sur la façade de la chapelle templière d’Angles, protégeait les pèlerins contre le mauvais sort. 


• Derrière le rideau de verdure, le village des Pas des Tombes

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