« Je ne pourrai décrire l’émotion qui m’envahit quand je me trouvai devant la preuve évidente de la brutalité des nazis et de leur mépris profond de tout sentiment humanitaire. Je suis sûr que jamais je n’ai ressenti une telle stupeur » déclara le général Eisenhower en entrant pour la première fois dans un camp de concentration, en avril 1945. Un habitant de Baignes, Homère Fonteneau, (aujourd’hui disparu) a connu l'univers concentrationnaire. Sur le bras gauche, il portait le numéro que les S.S. lui avaient tatoué à Auschwitch. Il a survécu « par chance » avoue-t-il. Poignant, son récit est bien plus qu’un témoignage historique et qu’une douloureuse aventure humaine. Il rappelle aux jeunes générations que la tolérance, le respect et la compréhension sont des valeurs à ne jamais oublier pour construire une société capable de chasser "les vieux démons"...
Homère Fonteneau, une jeunesse tragique |
ll est né après la première guerre mondiale, en 1922, dans une famille d’agriculteurs. Enfant, il a entendu parler de Verdun et du triste sort des Poilus. « France et Allemagne ont payé un lourd tribut. Tout nouveau conflit semblerait aberrant » pense-t-on à l’époque. C’est mal connaître les hommes et l'acharnement qu’ils déploient pour dominer le monde. Une seconde guerre, opposant les ennemis d’hier, éclate. Outre Rhin, l’ordre S.S., qui ne comprenait au départ qu’une poignée de gardes du corps réunis autour d’Hitler, s’est transformé en une organisation puissante regroupant sous un même uniforme et une même foi plusieurs millions d’hommes. Les historiens admettent qu’il constituait alors le système policier le plus efficace qu’on n’ait jamais connu. Homère ignorait qu’il le subirait et serait le témoin de ses “agissements”. Quand il creusait des sillons avec sa charrue, il ignorait que là-bas, il y avait des hommes qui croyaient, dans leur orgueil immense, appartenir à une race supérieure...
Bien sûr, il a vu arriver les Allemands dans sa commune. Depuis l’occupation, ils sont en pays conquis, donnant des ordres, imposant leur volonté. Ils ont entreposé leur matériel sous les halles de Baignes tandis que leurs chevaux sont dans les fermes, là où il y a de la place. La cohabitation n’en reste pas moins difficile.
Le 15 juin 1943, Homère reçoit un courrier officiel : il est requis pour le S.T.O, le service du travail obligatoire en Allemagne. Il pourrait se cacher comme d’autres le font. Mais, après mûre réflexion, il choisit de répondre à l’appel : « Comme j’étais mineur, je ne voulais pas qu’on s’en prenne à mes parents. Je craignais des représailles. Depuis 1942, les réfractaires étaient devenus la cible de la police, de la milice et de la gestapo » explique-t-il. Avec huit camarades, il se rend à la gare d’Angoulême. A cet instant, s’il avait pu lire dans une boule de cristal, il aurait sans doute fait demi-tour...
Le train met une nuit entière pour rejoindre Poitiers. Pourquoi ? La raison est simple : les occupants tirent en plusieurs occasions le signal d’alarme et le convoi s’immobilise à chaque fois. Certains en profitent pour s’éclipser, espérant trouver refuge dans une ferme hospitalière. Une autre journée est nécessaire pour atteindre la capitale. A leur arrivée, les passagers sont accueillis froidement. Les Allemands sont en colère et rétorquent : « vous êtes en retard, vous paierez pour les coupables ». Ils désignent alors vingt neuf otages, dont Homère. Stupéfaction.
Ils sont conduits au bureau de la Gestapo où ils reçoivent, comme entrée en matière, vingt-cinq coups de bâton. On les enferme ensuite au fort de Romainville. Le 25 juin 1943, en gare de Compiègne, ils partent à destination de l’Allemagne (aucun lieu n’est précisé). Alors qu’ils devaient être de simples S.T.O, voilà Homère et ses amis dans un groupe de déportés, traités comme ceux que pourchasse assidûment le régime fasciste : Juifs, résistants, communistes, Espagnols hostiles à Franco, tziganes, francs-maçons et toute personne ne correspondant pas à leurs idéaux.
Ils sont placés dans des wagons à bestiaux datant de 1914-1918. Ils y sont entassés au nombre de cinquante alors que l’espace est prévu pour quarante. Une seule fenêtre, minuscule, apporte de la lumière. « Nous nous sommes retrouvés avec toutes sortes d’individus, des repris de justice, des délinquants » se souvient-il.
Quelques-uns tentent de s’échapper en découpant la paroi. Juste avant la frontière, le train s’arrête. Les militaires crient et font descendre les prisonniers à coups de crosse. Ils leur demandent de se déshabiller. Les malheureux se retrouvent dans le plus simple appareil. « Ils nous ont poussés dans un autre wagon. Nous étions une centaine : inutile de vous dire que ce n’était pas large. Nous n’avons jamais revu nos effets personnels, ni la valise que nous avions emportée ». A leur arrivée en gare de Weimar, de jeunes soldats allemands les huent et leur jettent des pierres : « on leur avait dit que nous étions de dangereux terroristes ! ».
Ils sont conduits vers un camp entouré de fils barbelés électrifiés. Il s‘agit de Buchenwald, de pénible mémoire. « Ce nom veut dire forêt de hêtres, c’est poétique. En ce qui nous concernait, c’était une autre réalité ! Tout de suite, nous avons été frappés en découvrant l’allure des occupants, visages maigres, regard absent. Nous étions le premier convoi de Français, série 14000 ».
Les "requis" charentais comprennent vite qu’il se passe des choses bizarres à l’intérieur. D’ailleurs, les gardiens de blocs, appelés kapos, sont explicites : « vous entrez par la porte et vous sortirez par la cheminée »...
« En France, personne n’avait entendu parler de camps d’extermination, de fours crématoires. Les radios, les journaux n’en avaient jamais fait état. Les prisonniers qui écrivaient non plus. Dans leur cas, c’était normal puisque les courriers étaient lus avant envoi. Ils ne pouvaient pas s’exprimer librement » constate Homère. Il est conduit dans un local où il est « tondu et désinfecté dans un bassin qui contient un liquide acidifié ». Il reçoit une chemise, une veste et un pantalon de toile rayée bleu et blanc, un béret, des sabots et une bande d’étoffe, portant le numéro 14357, qu’il doit coudre sur ses vêtements : « j’ai soudain réalisé que je n’avais plus de nom, que j’étais devenu un numéro ».
Il dort dans une baraque disposant d’une porte à chaque extrémité, sans fenêtre, sans eau courante et sans chauffage. Les lits ont trois étages, la paillasse est faite de copeaux de bois. Ils sont gardés par des surveillants qui sont, en général, d’anciens prisonniers politiques. Leur nombre étant devenu insuffisant, les S.S. ont recruté parmi les anciens criminels : « ceux-là étaient de vrais tortionnaires. Ils portaient un triangle vert distinctif. Ils avaient le droit de vie ou de mort sur les prisonniers ».
Le lever a lieu à 5 heures. Après une toilette au robinet dans la cour et un soi-disant café, vient l’appel. « Nous étions debout, torse nu, quelle que soit la saison ». Cet “exercice” dure une bonne heure : « les numéros étaient prononcés en allemand. Nous avons rapidement compris que pour survivre, nous devions apprendre à le reconnaître quand il était prononcé ». Le soir, la séance recommence et ainsi de suite.
Les groupes sont affectés à des tâches diverses : « nous faisions des terrassements, nos creusions des fossés qu’une autre équipe venait combler. Nous déplacions des tas de terre, transportions des pierres. Bref, un travail inutile. Le seul but recherché était de nous affaiblir. Au bout de deux mois, nous ne pesions plus que 35 à 40 kg. En plus, il y avait des chiens diaboliques qui nous lacéraient les jambes ».
Un matin, on demande des menuisiers. Homère saute sur l’occasion. Déçu, il s’aperçoit que c’est une duperie : il est chargé de tirer des troncs d’arbres à l’aide de chaînes vers une scierie, avec des Russes et des Polonais. Autour de lui, tout est brutalité, désolation. Chaque jour, il côtoie la mort : « je me souviens que les pendaisons avaient lieu le dimanche après-midi. Comment oublier cela ? »...
Cette photo prise dans un camp de femmes à la Libération, se passe de commentaires sur les méthodes des S.S. |
A l’automne 43, la plupart de ses camarades partent à Dora creuser des tunnels pour installer une usine souterraine. Godet de Montendre et Guibert de Saintes y périront. Il reste à Buchenwald, ne comprenant pas pourquoi le sort s’acharne ainsi. Il a peur des coups, de la maladie, de la fin qui peut surgir à n’importe quel moment. « Nous étions dans le plus grand dénuement, complètement abandonnés et sous-alimentés. Nous recevions une tisane le matin, un litre de soupe dans une boite de conserve à midi et, le soir, du pain noir avec une rondelle de saucisson ».
Les cheminées des cinq fours crématoires fonctionnent de jour comme de nuit. Il règne dans l’air une odeur nauséabonde de chair brûlée, calcinée : « Nous étions sans illusions. Sur les vint neuf Charentais partis d’Angoulême, seuls neuf sont revenus ».
Un jour, l’autorité leur permet d’envoyer une carte à leur famille. Là encore, la tâche est méchamment compliquée : le texte doit être écrit en langue allemande et personne ne dispose de crayon puisque c’est un objet interdit dans le camp. « Pour la traduction, nous avons sollicité les Lorrains et les Alsaciens. Nous n’avions droit qu’à des formules du style “je suis bien portant, je vais bien”. Je vous laisse le soin d’apprécier !!! De plus, il fallait payer l’affranchissement et nous n’avions pas d’argent. Alors, nous avons fait du troc. Certains ont vendu leur ration de pain »...
Homère est bientôt transféré en Pologne avec 250 compagnons. Le voyage dure cinq jours. Ils reçoivent en tout et pour tout un pain d‘un kilo. On les oblige à s’allonger sur le plancher du wagon avec l’interdiction de se lever. Le terme du parcours est la gare de Lubin, à la frontière russe. Les sentinelles les font descendre. Certains, ankylosés, ne peuvent plus bouger. Ils ont les côtes brisées à coups de bottes par les soldats. D’autres sont morts. Les survivants se rendent à pied au camp de Maïdanek, situé à 5 km. Il est vide : « le spectacle était insupportable, il y a là des monceaux de corps entassés. Nous avons appris que c’étaient des Juifs et des paysans polonais qui avaient été exterminés ». Ils sont chargés de remettre en marche l’usine à bois. Il règne un froid glacial : - 27 degrés.
L'univers concentrationnaire |
Homère est tatoué au bras gauche et porte désormais le numéro 190782 : « c’était le seul camp où le numéro était inscrit de façon indélébile ». Il loge au bloc 18 où il partage la vie de Juifs Hongrois : « j’y étais le seul Français. Impossible de communiquer. La déprime m’a gagné rapidement. Je pensais qu’il n’y avait plus d’espoir, que j’étais perdu ».
Fort heureusement, peut-on écrire, les Russes gagnent du terrain et obligent les Allemands à quitter les lieux : « le camp a été évacué le 15 janvier 1945. Il neigeait, nous étions en sabots de bois ou en vieux souliers. Nous avions reçu deux boules de pain et une couverture. Les soldats et leurs chiens sont montés dans des camions suiveurs. Avec leurs mitraillettes, ils tiraient sur les traînards. Nous avons été bien peu à atteindre le camp de Mauthausen ».
Ils y débarquent le 26 janvier par une température polaire. Le calvaire continue. « Durant deux jours, on nous a fait coucher nus dans une baraque dont les fenêtres étaient ouvertes, en attendant que nos vêtements soient lavés. Nous étions dans un état de saleté inimaginable, il y avait des poux partout. De plus, nous souffrions de dysenterie ».
Le groupe travaille à Melck dans une usine d’armement : « nous devions creuser la roche au marteau piqueur, c’était épuisant. Les galeries forées sans précaution s’effondraient, ensevelissant les ouvriers qu’on ramenait le soir à sur nos épaules. A cela, s’ajoutaient des punitions comme traîner une lourde chaîne durant un après-midi devant nos maîtres qui ricanaient ».
Sa nouvelle étape est Ebensee en Autriche où il est chargé de creuser un tunnel : « c’était vraiment terrible. Comme nous étions en surnombre, il n’y avait plus de nourriture... si ce n’est l’herbe qui poussait au pied des miradors ».
Une libération sans joie
En mai 1945, survient enfin la libération du camp par les Américains, mais elle s’effectue sans joie : « les plus faibles étaient morts, c’était un spectacle dantesque. Les survivants resteront à jamais marqués par ce qu’ils venaient d’endurer ».
Homère rentre chez lui à la grande surprise de sa famille qui le croit mort depuis 44. En effet, sa carte d’identité, confisquée lors de son arrestation, est apparue en gros plan dans un film (tourné par les Russes) largement diffusé dans l’hexagone : conclusion, ses proches ne pensaient plus le revoir (cette séquence sera ensuite intégrée dans le film d’Alain Resnais, Nuit et Brouillard).
La région de Baignes est en fête, c’est un miracle ! Il se refait une santé et la vie reprend son cours. Il épouse une amie d’enfance, Yvonne, qui lui donne deux enfants. Néanmoins, le passé est encore présent dans sa mémoire, même si l’eau a coulé sous les ponts : « on me demande souvent comment j’ai pu survivre à de telles épreuves. D’une part, j’ai eu de la chance, c’est évident. D’autre part, l’endurance acquise dans le labeur des champs m’a permis de faire face, durant les fameuses marches de la mort en particulier. Je ne suis pas tombé malade, à part une otite qui m’a fait très mal, mais qui s’est percée. Le fait d’être un petit mangeur m’a aidé également. J’ai mieux résisté aux privations que ceux qui avaient un bon coup de fourchette »...
Enfin, il y a cette générosité qui lie les êtres dans des situations extrêmes : « dans l’un des camps, j’ai rencontré celui qui est devenu mon frère, Robert Brosse. Nous nous sommes soutenus, entraidés et raisonnés mutuellement pour éviter de commettre des actes qui nous auraient coûté la vie. Je voudrais rajouter que la foi m’a toujours habité et que l’expérience m’a appris à ne plus juger les autres sur leurs apparences. Avec nous, il y avait un ancien bagnard qui avait passé quinze ans à Cayenne. Il s’appelait Raymond Paolo. Je lui dois beaucoup. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Peut-être le reverrai-je un jour pour le remercier ? ».
Homère Fonteneau a publié un livre, Le long chemin |
Face à l’actualité, Homère restait vigilant : « souvent la nuit, je revois les S.S. et leurs chiens qui viennent hanter mes rêves. J’ai peur que les souffrances que nous avons endurées partent dans l’oubli. Chaque jour, dans les médias, il est question de nouvelles tensions, d’oppositions, de violences. Les gouvernements ne savent pas tirer les leçons de l’histoire. Ils persistent à croire que la suprématie des armes est capable de résoudre l’ensemble des problèmes. C’est faux ». Et de conclure : « mon expérience concentrationnaire m’a beaucoup appris sur les hommes et sur le monde. Ce fut, en quelque sorte, mon université »...
Nicole Bertin
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