mardi 6 octobre 2015

Prévenir le suicide des chefs d'entreprise :
à Saintes, un colloque qui devrait aboutir
à un projet de loi

« Il ne s’agit pas de lancer l’appel de Saintes, mais il doit bien y avoir un moyen simple de combiner le respect de la vie privée, de la liberté pour que certaines chaises ne restent pas définitivement vides et que malgré l’échec, on continue d’être reconnu et non réduit à cet échec » déclare Marc Binnié qui est à l'origine, avec le dr Jean-Luc Douillard, de la création au Tribunal de Commerce de l'APESA, cellule de détection et de suivi psychologique des patrons les plus fragiles. Principe repris par les tribunaux de commerce de La Roche-sur-Yon, Bordeaux, Rennes, Angoulême, La Rochelle, Béziers, Coutances, Cherbourg et adapté aux tribunaux de Grande Instance pour les agriculteurs en difficulté. 
Cette détresse de l'employeur, l'artisan ou le commerçant confronté à la faillite est un sujet d'actualité qu'une chape recouvre bien souvent. Elle était au cœur du colloque organisé le 16 septembre à l'Abbaye aux Dames de Saintes. 



Créée en 2013 par Marc Binnié, greffier au Tribunal de Commerce de Saintes et des professionnels de santé, dont le dr Jean-Luc Douillard et Nathalie Delabarre, la cellule de prévention baptisée APESA 17 apporte une aide psychologique aux entrepreneurs en souffrance psychologique aiguë. Depuis deux ans, 100 d'entre eux ont fait appel à ce dispositif comprenant une équipe de quinze praticiens, spécialisée dans les addictions, la prévention du suicide et la médiation familiale.
Prendre en compte l'aspect humain dans les procédures de redressement et de liquidation est une première en France. Derrière chacune d'elles, se trouvent un patron, une histoire, une ambition et une spirale infernale quand les résultats ne sont plus au rendez-vous. C'est alors la dégringolade, d'une part l'échec tant personnel que face aux salariés ; la famille et les amis d'autre part qui jugent et portent l'estocade par manque de discernement et finalement de respect. Le pire est le rejet quand le chef d'entreprise est à fois la cible de ses salariés et de ses proches.

Une fatalité doublée d'un drame humain (la faillite) sur lesquels le Tribunal de Commerce de Saintes a pointé le doigt. D'où l'idée d'un dispositif particulier qui touche environ 25% des procédures. Son principe part d'un constat : tout dépôt de bilan engendre un traumatisme pouvant entraîner le suicide du dirigeant par manque de dialogue. S'il le souhaite, un groupe lui vient en aide.
Outre les membres fondateurs, l'association regroupe la CCI, la Chambre des métiers, l'Union patronale et le Barreau de Saintes, avec le soutien de l'ARS et de la Région Poitou-Charentes. L'administration de cette cellule est assurée gratuitement par le greffe.

Marc Binnié aux côtés de Roland Tevels, président du Tribunal de Commerce de Saintes
 « Notre rôle de juge consulaire est aussi d'éviter 
qu'une personne sortant du Tribunal de Commerce 
n'aille se jeter dans la Charente »

Depuis la mise en œuvre de l'APESA, plusieurs reportages télévisés et rédactionnels ont présenté cette démarche au grand public. Les tribunaux de commerce l'observent avec attention. Quand Roland Tevels, Marc Binnié et le Barreau de Saintes ont proposé un colloque, les professionnels intéressés ont été nombreux à répondre. En ce 16 septembre, on se serait cru plusieurs années en arrière... aux beaux jours des Entretiens de Saintes ! La salle Marguerite de Foix était pleine à craquer.

Qu'on prenne en compte les petits patrons dans la tourmente est non seulement un objectif louable, c'est une nécessité. En effet, avec la crise et l'accroissement des charges, 64000 ont déposé leur bilan en 2014 à l'échelon national. Cette réalité accablante cache des hommes et des femmes qui ne savent plus comment payer leurs factures, affronter les épreuves, garder leur dignité.
Selon une étude menée par TNS Sofres, 63% des patrons de PME français sont stressés, 42% angoissés et un sur deux souffre d’insomnie. Des chiffres aggravés par les effets de la conjoncture qui a entraîné plus de pression sur la gestion au quotidien de l’entreprise. Selon l’Observatoire de la Santé des dirigeants de PME, un à deux chefs d’entreprise se suicident chaque jour. D’une manière plus générale, entre 2008 et 2010, les suicides pour des raisons économiques ont augmenté de 24.6% passant de 150 à 187 en France.

Le colloque réunissait des intervenants de qualité, français et étrangers, qui ont apporté leurs témoignages et points de vue respectifs.  En 2013, Pierre Williams Gobeaux, lors de la présentation du projet APESA, déclarait : « Nous autres, juges consulaires saintais, nous nous sentons parfois démunis devant les réactions des justiciables. Ils ont à la fois des problèmes dans leurs entreprises auxquels s'ajoute une dimension personnelle. Réactions des salariés, regard que porteront le cercle familial et les relations. Perte de son statut social, monde qui bascule. En fait, notre rôle est aussi d'éviter qu'un dirigeant sortant du Tribunal de Commerce n'aille se jeter dans la Charente. Cette cellule correspond à une réponse humainement nécessaire. J'espère que d'autres Tribunaux de Commerce s'inspireront de ce nous faisons. En chambre de conseil, nous assistons parfois à des effondrements, du désespoir, des idées noires ». « Sur dix procédures collectives, on a au moins un chef d'entreprise qui craque. J'ai vu plusieurs fois quelqu'un se lever et dire : si vous prenez cette décision, je me suicide ! » raconte Bernard Pontreau, vice-président du tribunal de la Roche-sur-Yon. Ces réactions douloureuses ne sont malheureusement pas cantonnées à l'hexagone.

Nigel Crompton, excellent speaker !
En Grande Bretagne par exemple, Nigel Crompton, co-fondateur de la Camiad (Campaign for Awareness of Mental Illness Among Debtors) a décrit l'action mise en place pour assister les entrepreneurs en difficulté. Cette "campagne de sensibilisation à la maladie mentale chez les débiteurs" appuie tout professionnel en contact direct avec les personnes qui pourraient souffrir d'angoisse liée à leurs dettes. Grâce à une formation spécialisée, perturbations et cas suicidaires peuvent être pressentis et donc évités.  Ne nous voilons pas la face, qu'on habite en France, en Allemagne ou dans le Sussex, les réactions sont les mêmes face à la fermeture de sa société : honte, peur d'être mal jugé, voire "déclassé", crainte des lendemains. Le spectre du déshonneur. « Les espoirs de reconnaissance sociale déçus, les prévisionnels non tenus provoquent, chez celui qui a investi dans le futur tous ses moyens humains ou matériels, des sentiments complexes qui, innommés, isolent et fragilisent. Les problèmes d'endettement développent dans la majorité des cas des états dépressifs » explique Nigel Crompton qui ajoute « on pourrait éviter 75% des gestes désespérés en repérant les individus les plus sensibles en amont. Seuls 24% signalent leurs problèmes financiers ».

Prendre en compte la souffrance morale : 
un nouveau droit de l'homme ? 

Natalie Fricero
Natalie Fricero, professeur de droit à l’université de Nice, mit en perspective le dispositif APESA au sein de l’industrie des principes et son intégration dans le droit du procès équitable, les modes amiables de règlements des différends ou encore la « justice thérapeutique ». « C'est une journée fondatrice » dit-elle. En effet, le sénateur Bernard Lalande a proposé de soutenir, avec l'ancien ministre de l'Intérieur Pierre Joxe, un projet de loi visant à prendre en compte la souffrance morale des entrepreneurs confrontés à ces types de situation.
Pourrions-nous évoluer vers une justice thérapeutique qui s'ajouterait aux missions initiales de la justice traditionnelle ? « Si les parlementaires concrétisent leur objectif, nous aurons alors un nouveau dispositif ». Que la justice soit réparatrice, voire restauratrice lui apporterait une dimension nouvelle. Toutefois, le terme de justice thérapeutique reste à définir : « Il n'est pas question de demander au juge de devenu thérapeute. Son rôle est de dire le droit. Il doit rester impartial et ne pas intégrer la compassion dans sa décision ». D'où des partenariats avec des psychologues, des médecins, des personnels de santé.

Tous les intervenants de cette journée se sont accordés sur les conséquences tragiques des faillites sur les individus et le besoin d'avancer dans ce domaine au cœur d'une société évoluée et tolérante. Mardi 13 octobre, France 5 diffusera à 21 h 50 un reportage sur deux patrons que suit la cellule de Saintes, Fabienne et Alain. Ils s'exprimeront avec sincérité. Parce qu'ils souffrent, ils ont brisé la loi du silence. Parler, c'est affronter le quotidien, le regard des autres. Et saisir la main qui se tend…

 « Paul Ricœur, dans "Parcours de la reconnaissance", a admirablement exploré la polysémie du mot reconnaissance. Au sein de la justice, APESA revendique cette polysémie et s’efforce d’aider le justiciable à passer,si possible, d’une reconnaissance de dettes à une dette de reconnaissance. APESA se rattache clairement à une conception reconstructive de la justice qui considère que le moment de la reconnaissance, qui se trouve au principe de toute société, ne peut jamais être considéré comme irrémédiablement dépassé, comme définitivement acquis. La reconnaissance est une manière de répondre, éthiquement, philosophiquement, professionnellement, déontologiquement et techniquement, bref concrètement, grâce aux équipes de RMA (service d'Harmonie Mutuelle) et des Passagers du temps à l’invitation adressée par Natalie Fricero aux acteurs de justice : rester humain. Autant la souffrance morale isolée a un immense pouvoir dissolvant, autant sa prise en compte collective renforce les véritables solidarités » conclut avec justesse Marc Binnié.

Un colloque très suivi (à droite, l'ancien président du Tribunal
de Commerce de Paris, Michel Rouger)



•  Natalie Fricero, professeur de droit à l’université de Nice, envisage le passage du droit au procès équitable, au procès thérapeutique. Il ne s’agit pas de renverser la table, mais tout au contraire, de s’assurer que le justiciable dispose des capacités requises pour être acteur de son procès, et non spectateur dévasté par la souffrance. 
• Présenter un projet de loi au Parlement pour aider et soutenir les entrepreneurs en difficulté dans les Tribunaux de Commerce est important et louable. Toutefois, ne risque-t-il pas de se heurter au problème de l'incidence financière en période de restrictions budgétaires ?

Roland Tevels, Marik Fèvre (groupe Humanis) et Philippe Henri Lafont, bâtonnier du barreau de Saintes
•  Extraits de l'allocution de Marc Binnié, 
greffier au Tribunal de Saintes 
 « On ne meurt pas d’une situation économique difficile. 
On meurt des conditions du changement d’une situation » 
(Emile Durkheim)


Par souffrance, qui « n’est pas la douleur » comme nous le rappelle Paul Ricœur, il faut entendre celle qui se décline en « impuissance à dire, en impuissance à faire » et qui, extrême, amène certains à ne plus souffrir la vie.   Si APESA est bien née dans un tribunal de commerce, il n’a jamais été dans l’esprit de Jean-Luc Douillard et de moi-même de ne privilégier qu’une seule catégorie sociologique, celle du chef d’entreprise et d’ignorer les autres. En si peu de temps aujourd’hui, nulle prétention d’écrire une théorie de la justice mais cependant être bien conscient « qu’articuler une théorie de la justice au thème de la reconnaissance, revient à conférer une dimension éthique aux expériences quotidiennes ». Il s’agit plutôt d’élaborer une théorie du justiciable.
Emile Durkheim nous l’a dit depuis plus d’un siècle : on ne meurt pas d’une situation économique difficile. On meurt des conditions du changement d’une situation. Sur un plan sociologique, réussir, c’est être reconnu. C’est intégrer des cercles, des clubs, des organisations, des syndicats, des partis… c’est apporter sa vie à ses collectifs. L’échec, c’est le contraire. Ne plus pouvoir agir, diriger, maîtriser, ne plus être reconnu !

Concrètement de quoi s’agit-il ? Un banquier a dit à l’un des débiteurs de notre juridiction : « Monsieur, je ne vous connais plus ! ». Il voulait dire « désormais, votre compte sera géré par le service contentieux de la banque ». Ça, c’est une réponse technique. A l’occasion des échanges passionnants provoqués par APESA, des représentants d’une fédération professionnelle ont reconnu que lors de l’ouverture d’une procédure collective, le dirigeant était immédiatement radié de cette fédération. Je crois que les statuts sont en cours de réécriture. Il ne s’agit pas de lancer l’appel de Saintes, mais il doit bien y avoir un moyen simple de combiner le respect de la vie privée, de la liberté, pour que certaines chaises ne restent pas définitivement vides et que malgré l’échec, on continue d’être reconnu et non réduit à cet échec.

Malgré le succès naissant d’APESA, adoptée par plusieurs tribunaux de commerce, nous n’avons pas encore la chance de bénéficier comme en Grande Bretagne, de campagne nationale de prévention des souffrances morales liées aux dettes. Le lien entre dette et souffrance morale demande encore à être souligné. En ce domaine, Jean-Luc Douillard est vraiment un précurseur. Reconnaître la souffrance, ce n’est pas reconnaître une identité, c’est reconnaître la disparition de l’identité. Reconnaître, c’est contribuer à restaurer, à préserver des liens. Une justice thérapeutique ? Nous savons qu’il n’est pas sans risque d’accoler ces deux termes. Robert Badinter a utilement rappelé qu’il ne fallait pas, en matière pénale, confondre justice et thérapie ! Certes, mais certains avant nous ont osé. Je veux parler du Professeur Wexler, professeur de droit à l’université de Porto-Rico qu’avec Jean-Luc Douillard, nous avons rencontré à Vienne en juillet dernier lors d’un colloque "Droit et Santé mentale" au cours duquel nous avons présenté le dispositif APESA.

En France, l’expression justice thérapeutique peut surprendre, voire choquer car l’on voit poindre le risque de dénaturer un principe par l’autre. De quoi s’agit-il ? Il s’agit extrêmement simplement de veiller aux effets qu’une législation et le fonctionnement des institutions peuvent avoir sur la psychologie, la vie émotionnelle et le bien-être psychologique du justiciable. Cela, quel que soit le domaine concerné et pas uniquement dans les domaines où l’on s’attend à rencontrer de telles préoccupations.  La justice thérapeutique n’affirme pas que les préoccupations thérapeutiques sont plus importantes que les autres facteurs ou conséquences, mais suggère que le rôle de la loi, le fonctionnement quotidien des juridictions, comme agents thérapeutiques potentiels, doivent être reconnus et systématiquement étudiés. L’ensemble de mon propos a été de tenter de justifier et rendre possible la prise en compte de la souffrance, c’est-à-dire de la psychologie dans le processus judiciaire. Il s’agit de traiter la crise, l’urgence, c’est un moyen et non une fin.


•  L’étendue des domaines de compétence des intervenants (philosophe, sociologue, juristes, économistes) et la variété des professionnels ont démontré que ce fait social a vocation à être appréhendé de manière interdisciplinaire. Les professionnels ne demandent qu’à être formés et soutenus dans leur démarche d’aide.

• CAMIAD : Conduite en Grande Bretagne, Ecosse et Irlande, la campagne de sensibilisation à la maladie mentale chez les débiteurs estime que les professionnels chargés des contentieux sont dans une position privilégiée pour endiguer la vague de suicides car ils sont en mesure de donner une alerte précoce. Formateur principal de CAMIAD, Nigel Crompton a déclaré que lors des problèmes de faillite, le suicide était « l'éléphant dans la pièce », mais les interlocuteurs habituels étaient souvent réticents à soulever la question avec leurs clients. « Notre expérience a montré que la plupart des gens éprouvent un grand soulagement quand ils se sentent compris. C'est pourquoi il est important que les spécialistes de santé soient formés à ces problèmes afin de savoir comment aider efficacement leurs patients : « Des vies peuvent être sauvées ». 




• Jean-Philippe Machon, maire de Saintes, soutient la démarche du Tribunal de Commerce : la vision de l'entreprise a beaucoup évolué depuis le XIXe siècle. Tout patron prend des risques et, en conséquence, doit être respecté quelles que soient les circonstances.
Aujourd'hui, vu le chômage galopant, on a grand besoin d'hommes et de femmes entreprenants qui vivifieront le tissu des PME. L'image du patron exploiteur et sans cœur a tendance à s'estomper, mais elle est encore vivace dans certains esprits. Si les leaders des grands groupes ne font généralement pas dans la charité (les actionnaires doivent toucher leurs dividendes !), il n'en est pas de même pour les petits patrons et employeurs qui s'investissent personnellement...

Reportage de Cyril denvers à voir sur France 5 le 13 octobre à 21 h 50  

• Intervenants au colloque




Colloque Tribunal de Commerce de Saintes APESA © Nicole Bertin


5 commentaires:

Anonyme a dit…

Il est remarquable d'observer que très peu de dirigeants du CAC 40 se suicident.
La crise ne serait-elle pas égale pour tous ?
Il est vrai qu'un certain nombre d'entre eux se retrouvent très souvent et d'ores-et-déjà dans une sorte de "paradis", rendant tout suicide inutile.

Anonyme a dit…

A quand une structure pour éviter le suicide des salariés désespérés de ne pas retrouver d'emploi, plongés dans la misère et dans l'incompréhension de leur entourage ou de l'opinion ?

Jean-Paul Négrel a dit…

"Les petits patrons dans la tourmente", cette émission qui a été diffusée mardi 13 octobre sur la 5, fut l'occasion de vivre avec une réelle émotion, la réalité du drame subi par ces petits commerçants et artisans.

Comme le déclare l'un des intervenants, l'initiative du tribunal de commerce de Saintes consistant à créer une cellule de soutien psychologique pour toutes ces personnes, mériterait d'être déclarée d'Utilité Publique.

Salariés, artisans, commerçants, et même certains membres de professions libérales,tous sont victimes d'une crise économique dont ils ne sont pas vraiment responsables.

Anonyme a dit…

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