Mai 2018. Nous nous souvenons de ce vaste mouvement qui allait changer les codes de la société. Témoignages recueillis en 2008. Dix ans déjà !
Tous
les ans, en mai, les fameux événements de 1968 agitent les mémoires. On
cherche une occasion, un prétexte pour retourner dans la rue et les sujets d’insatisfaction ne manquent pas.
À l’Éducation
Nationale, il n’est pas rare que des mouvements de grève aient lieu à
cette période et les salariés du privé en feraient bien autant s’ils
pouvaient prendre la liberté de blâmer sans avoir à craindre les
lendemains. En 2008, aubaine, voici quarante ans que des pavés tombaient
dans la capitale. L’anniversaire du demi-siècle se profile déjà à
l’horizon. Peace and love : faites l’amour, pas la guerre !
En
fait, toutes les générations rêvent d’avoir "leur mai 68" qui changerait
les mentalités et construirait un monde meilleur. Malheureusement, le
contexte n’est plus le même. On peut même dire qu’il nous échappe face à
la mondialisation !
« Comment avez-vous vécu mai 1968
et quels souvenirs en gardez-vous ? » est la question que nous avons
posée à ceux qui y étaient. Les réponses varient et certaines sont
originales.
Elisabeth, secrétaire :
« À
Montendre, je me souviens de l’interruption du ramassage scolaire qui
conduisait au collège. Je me revois encore attendre sur le bord de la
route, cherchant du regard ce bus qui n’arrivait pas ! À la campagne, il
n’y avait pas grande agitation, mais les étudiants qui fréquentaient
les facs de Bordeaux apportaient des nouvelles. Eux-mêmes allaient changer
d’apparence avec les cheveux longs, des idées pas trop courtes et les
premières pat’ déf ! Une page se tournait, les lycées allaient devenir
mixtes et les filles porteraient des pantalons (et bientôt la culotte
!). Ceci dit, nous étions encore loin du jeans taille basse et du
nombril découvert avec piercing assorti ! »
• Jacques Dassié, ingénieur passionné d’aviation :
" Mai 1968... J’avais quarante ans..."
J'ai le souvenir d’une grande confusion, d’une incompréhension, d’une
révolte plutôt générationnelle, bientôt suivie par tous les preneurs de
trains en marche, syndicats en particulier.
À souligner la
grande dualité, grandes métropoles et campagne, où l’impact de ces
événements fut ressenti de façon fort différente. À Paris, les
images-choc de la télévision, où l’on voyait voler les pavés et leurs
corollaires, les grenades lacrymogènes, nous touchaient directement au
cœur. Elles se déroulaient en effet dans nos lieux familiers, côtoyés
journellement.
Les échos que nous avions de notre famille
saintongeaise faisaient état de difficultés mineures. On avait dit qu’à
La Rochelle... Mais la vie de tous les jours ne semblait pas perturbée.
Pour
nous, Versaillais à l’époque, c’était une toute autre affaire... Le
premier problème consistait à se rendre journellement sur son lieu de
travail. 20 kilomètres de banlieue, ce n’était pas rien ! Et tout cela
pour se retrouver au milieu d’une foule de collègues (nous étions 4000)
bloqués devant des grilles fermées, avec quelques délégués syndicaux et
une centaine d’ouvriers, narquois, derrière lesdites grilles...
Une
anecdote : l’émergence, on peut dire la révélation, de certaines
personnalités. Je me souviens d’un délégué syndical de gauche, effacé et
pas très malin, invisible en un mot ! Eh bien, je l’ai retrouvé un
matin, debout au sommet de l’un des poteaux de la grille principale,
haranguant plusieurs centaines d’employés, les magnétisant, les tenant à
bout de bras, leur faisant hurler à volonté quelques slogans : il était
devenu un véritable tribun politique.
Il n’en demeure pas moins
que l’impact financier fut gravissime. Un mois de salaire en moins,
c’est dur à absorber, surtout avec quelques crédits en cours...
La
libération sexuelle... Bof, elle ne nous préoccupait pas du tout.
Marié, heureux et père comblé, avec des filles encore très jeunes, notre
cocon familial n’a rien connu de cette “liberté“. Les drames déclenchés
touchaient plutôt des jeunes filles devenues femmes et mères trop tôt,
parfois rejetées et abandonnées à seize ans, études non terminées et
sans emploi. Un bien mauvais départ dans la vie...
Dans les
“acquis” que nous considérons comme les plus néfastes, figure
l’autodiscipline dans les lycées (heureusement abandonnée depuis). Elle
fut responsable d’un énorme gâchis dans les études de mon fils, passé
d’une seconde C, avec un an d’avance, au lycée Hoche de Versailles à un
bac B, à Marie Curie, avec un an de retard...
Le “tout, tout de
suite“ a été responsable d’un nombre élevé de bêtises en tous genres. La
connotation du qualificatif “soixante-huitard” est maintenant plutôt
péjorative... surtout si on la complète par “attardé” !
Nous
n’étions pas politisés, mais fidèles et admiratifs du Général de Gaulle.
Nous l’avons toujours soutenu et avons profondément regretté de ne pas
être au milieu des Parisiens lors du grand rassemblement sur les Champs
Élysées.
Dernière anecdote : je faisais de l’aviation et sur nos
terrains, des CRS ont débarqué, installant des centaines de fûts
métalliques pour barrer les pistes. Nous étions vraiment des gens
dangereux !
• Jean-Marie Pontaut, rédacteur en chef du service investigation au journal l’Express : « Nous avons sûrement changé la société »
En
Mai 1968, j’étais à Bordeaux en première année de fac de lettres. Notre
monde paisible et ordonné a soudain explosé, mais dans une révolution
sans risque, extrêmement heureuse et enrichissante.
Quelques
scènes me reviennent en vrac. Les gens de tous les milieux, surtout des
parents, qui venaient à la faculté pour nous parler, pour comprendre nos
motivations, ce que nous voulions. Des échanges très intéressants et
parfois émouvants. Parmi les étudiants eux-mêmes, un immense vent de
liberté. Les cours magistraux ont été supprimés, les “vieux“ profs
interpellés. Les jeunes assistants donnaient des cours de guérilla
urbaine - très théoriques - et draguaient les jeunes étudiantes. L’un de
mes camarades, jeune séminariste, a changé de cap avec une jolie rousse
et, sans doute, de vie ! Nous gardions, la nuit, le campus de Talence
pour contrer les attaques imaginaires des “fafa”, les fascistes de la
fac de droit... On jouait à la Révolution, mais surtout, on se parlait,
tout le temps, le jour, la nuit.
On échangeait des idées. On
allait rencontrer les prêtres ouvriers de Bassens pour parler du
peuple... Je me souviens d’un sitting, place des Victoires noire de
monde et d’une charge des CRS. Ils chargeaient mollement car, après
tout, nous étions pour la plupart des fils de famille qui ne mettaient
pas la société en danger. Mais nous l’avons sûrement changée
profondément...
• Xavier de Roux, avocat, maire de Chaniers :
« Ne touchez pas au camarade soviétique ! »
En
mai 1968, j’avais 28 ans et je regardais les événements à Paris avec
une certaine curiosité. J’étais alors jeune avocat et l’un de mes
frères, Hervé, occupait le Théâtre de l’Odéon déguisé en clown. Il
fallait que je le surveille car il donnait un peu de fil à retordre à la
police. On l’avait surnommé « Hervé je me marre » ! Ma famille a fini
par l’envoyer à Chaniers, en Charente-Maritime, où la situation était plus calme !
Ensuite,
deux souvenirs m’ont particulièrement frappé. Un ami, journaliste
soviétique qui travaillait à la Gazette littéraire de Moscou , m’appelle
un beau matin pour m’annoncer son arrivée. Je réponds : « Que viens-tu
faire ici, au milieu de toute cette agitation ? ». « Je ne sais pas, je
viens voir » explique-t-il. Il débarque et me demande si je peux le
conduire à la Sorbonne, alors occupée. Nous voilà partis dans ce lieu
mythique. Or, au beau milieu de la cour, trônait un énorme temple
maoïste que tenaient d’ailleurs les mêmes personnes qui, aujourd’hui,
protestent contre la Chine et les violations des droits de l’homme. À
l’époque, elles avaient toutes le poing levé vers le ciel pour le dieu
Mao !
Devant ce stand, Arkady Vaksderg s’offusque : « un stand
fasciste en plein Paris, c’est scandaleux » dit-il. À ce moment-là, en
effet, une grande brouille opposait l’URSS et la Chine. J’ai cru que
l’affaire allait tourner à l’émeute et que mon visiteur allait se faire
massacrer. Je me suis interposé en déclarant que c’était un camarade
soviétique. Qu’il soit au cœur de la révolution parisienne a calmé les
esprits ! Suivit un échange de paroles assez fortes sur les mérites
comparés des régimes soviétique et maoïste.
Mon deuxième souvenir
se situe vers la fin des événements. Avec un associé, je revenais de
Bruxelles avec une voiture bourrée de jerricanes d’essence, carburant
devenu rare en France, quand le Général de Gaulle a parlé. Il faut se
souvenir qu’il n’a pas utilisé la télévision, mais la radio, comme en
juin 40 ! Il a fait un discours de guerre civile, d’une brutalité
terrible en disant de se regrouper en comités dans tous les chefs-lieux
de canton, de se mobiliser. Il arrivait de Baden-Baden où il avait
rencontré Massu et les généraux français. Nous rentrions donc par
l’autoroute du Nord et en arrivant près de Paris, nous avons commencé à
doubler des colonnes de chars. Nous étions inquiets car nous pensions
que les choses allaient dégénérer dans la capitale. En arrivant aux
Champs Élysées, ce n’était pas la guerre civile, mais une forêt de
drapeaux tricolores. Il y avait une foule immense dans la rue qui
voulait marcher sur la Sorbonne. C’était le retournement de situation,
la magie du gaullisme qui, après avoir un peu pataugé, était en train de
réussir. Ce fut la fin de mai 1968 avec Debré et Malraux en tête de
cortège.
En 1968, nous étions encore en pleine croyance
idéologique et les gens pensaient qu’ils pouvaient changer le monde. Ce
printemps n’a pas été uniquement parisien, ce fut aussi celui des Pays
de l’Est pour des raisons différentes. Un vent de liberté a soufflé.
• James Poirier : « Rien ne serait plus jamais comme avant »…
Par
chance, j’ai vécu mai 1968 en France, à Bordeaux, entre deux
affectations à l’étranger. J’avais 23 ans. Je venais de rentrer d’un
séjour de deux années ininterrompues en Polynésie (aux îles Marquises,
exactement) et, en septembre 1968, je partais en poste en Côte-d’Ivoire.
J’ai
souvent pensé à cet heureux hasard qui m’a permis de vivre pleinement
cet incroyable mois de mai 1968, au seul endroit du monde où il fallait
le vivre, c’est-à-dire en France et en milieu universitaire. Ceux qui
n’ont pas eu cette chance - je l’ai constaté dès octobre 1968 auprès des
Français expatriés en Afrique - ne comprendront jamais le grand
basculement des mentalités et des mœurs qui est né à ce moment-là dans
l’euphorie hédoniste de la jeunesse et qui a inspiré jusqu’aujourd’hui
toutes les transformations de notre société.
J’ai vu le monde changer.
Fin
1967, à mon retour des Marquises (où j’avais vécu une expérience
unique, complètement coupé de notre civilisation, sans téléphone, ni
électricité, ni liaison aérienne), j’aspirais à un bain de modernité. Au
lieu de cela, dans le collège de Mérignac où j’avais été affecté comme
instituteur faisant fonction de professeur, je retrouvais un monde
immobile et ancien, fortement hiérarchisé et ritualisé. Tous les
enseignants portaient une cravate et se vouvoyaient entre eux. Les
prénoms étaient évidemment inconnus, ceux des profs comme ceux des
élèves. L’idée même de changement n’était vraiment pas dans l’air. Pour
m’aérer un peu, je fréquentais la faculté des Lettres de Bordeaux où je
m’étais inscrit en licence et où, de surcroît, dans cette même
université, je donnais des cours de français à la section des étudiants
étrangers. Mes fréquentations d’alors étaient exclusivement
universitaires et largement cosmopolites. Notre quartier général était
le bar “Le New-York“, cours Pasteur, près de l’ancienne faculté des
Lettres (actuel Musée d’Aquitaine). Les cours de licence de lettres, je
les suivais sur le nouveau campus de Talence Pessac mais, pour les
rencontres entre jeunes, les habitudes estudiantines restaient en centre
ville. C’est d’ailleurs dans le quartier de la Victoire que j’avais mon
logement.
Pour moi, le premier trimestre 1968 fut plutôt joyeux. Les
rencontres avec mes étudiantes étrangères (espagnoles, autrichiennes,
américaines, japonaises, entre autres) y étaient évidemment pour quelque
chose... On ne cherchait pas du tout à changer le monde, seulement à
profiter de notre folle jeunesse.
Et puis le joli mois de mai est
arrivé. D’un seul coup. Je me souviens du « mot d’ordre » d’occupation
de la Fac de Lettres de Pessac qui, un beau matin, a circulé. C’était la
première fois qu’une telle chose se produisait ! On se demandait ce que
cela pouvait signifier. Je me suis néanmoins empressé d’y souscrire....
Alors, ont commencé les merveilleuses nuits « d’occupation des facs
»... ! Quelle ambiance ! Les grèves dans le secteur public m’ayant
libéré de mes obligations d’enseignement, j’ai pu me consacrer
entièrement à la grouillante conspiration des facs “occupées“, des
amphis enfumés où les harangues et discussions se succédaient sans
trêve. On voyait fleurir des forums en tous genres, sur tous les sujets
possibles : ici un « atelier secret » de préparation de manifs (où
n’étaient admis que les initiés ! ah ! mais !), là, en nocturne
évidemment, un « cours de sexologie » (le mot est né à ce moment-là)
dans un amphi plein à craquer jusqu’au petit matin, sans compter les
improvisations de toutes sortes, vaguement politiques ou artistiques,
dans un désordre permanent qui enchantait ceux qui s’y plongeaient. Les
plus politisés rapportaient quotidiennement de Paris les « tendances du
mouvement », et l’on voyait là, tout un monde de jeunes soudain grisé
par sa prise de parole.
Ce fut pour moi le plus grand et le plus bel
événement de mai 1968. Personne ne nous avait préparé à cela. Et
soudain, on se parlait avec une liberté et une facilité incroyables.
Nous sentions le monde à notre portée car, nous qui avions été des
adolescents si sages, nous pouvions enfin, à voix haute, inventer à
plusieurs le monde que nous portions en nous, même sans le savoir. Tout à
coup, parler n’était pas seulement communiquer avec ses semblables,
mais accéder à sa propre pensée. Un voile séculaire s’était déchiré.
Nous sentions qu’il ne pourrait jamais se refermer. Dans ce beau mois de
mai, la météo et l’espoir étaient de notre côté, nous nous sentions
infiniment légers, irrésistibles et définitivement libres.
Les
péripéties qui faisaient la une des journaux et des écrans télévisuels
(manifs en ville, barricades rue Sainte-Catherine, charges de CRS, etc)
n’étaient pour nous qu’un petit divertissement, nécessaire et intense,
une sorte de détente sportive, qui ne constituait qu’un bref épisode du
grand mouvement que nous vivions alors. Pour nous, l’essentiel était la
déferlante qui peuplait nos nuits et nos esprits. Chaque jour, nous
inventions l’avenir et nous vivions un quotidien savoureux. Une
après-midi de « sortie sportive », place Pey Berland, dans la
bousculade, une grenade lacrymogène atterrit dans les magnifiques
cheveux de ma copine d’alors. En moins d’une seconde, j’arrache l’engin
fumant (et avec lui une grosse touffe de cheveux bruns), permettant à la
grenade d’exploser un peu plus loin, sans doute dans les jambes de ceux
qui nous suivaient... Ce genre de petites émotions suffisait à égayer
nos soirées de mai et à nous faire croire à la révolution !
La vie ne nous pesait pas et l’avenir encore moins.
En
juillet 1968, ma copine et moi, nous étions au Festival d’Avignon. Là,
dans la chaleur des nuits d’été de la Place de l’Horloge, refleurissait
la parole, comme en mai, libre, chaleureuse, polémique, souveraine. La
vraie vie, c’était nous. C’était alors une évidence.
Au-delà de la
réjouissance immédiate (qui fut ininterrompue pendant plusieurs
semaines), j’ai vécu cette expérience comme un soudain épanouissement
collectif, intense, joyeux, irréel.
On se sentait porté par une vague
infinie. Une expérience dont nul ne saurait guérir. Nous le savions
déjà : rien ne serait plus comme avant.
• Didier Catineau, journaliste : “Un vent de liberté”
La
France adore les commémorations, les anniversaires alors que certains
ont bien du mal à se souvenir de leur date de mariage ou de celles de la
naissance de leurs enfants et petits-enfants. C’est comme ça, chez nous
: on commémore pour dire qu’à défaut d’y avoir été, on aimerait bien
encore participer, pour que l’histoire ne s’oublie pas. Louable
intention, mais qui a tendance à se démultiplier comme une congrégation
d’escargots après une bonne ondée. C’est le cas pour ce mois de mai où
l’on ne peut s’empêcher de faire référence aux événements d’il y a
quarante ans tout juste.
Il peut sembler aisé de dire à présent que
mai 68 a échoué parce que les ouvriers ne comprenaient pas trop ce que
venaient faire les étudiants dans leur lutte. Deux mondes
s’entrechoquaient, les idées s’opposaient à la réalité économique
quotidienne. Alors oui, si mai 68 peut se résumer ainsi, je dirais que
la classe ouvrière a pris conscience, que les engagements qui s’en
suivirent dans les années 70 et menant à une victoire de Mitterrand sont
indissociables de toutes ces prises de positions, de violences
également, mais d’un espoir décorseté.
J’avais 14 ans et demi en mai
68, j’étais collégien à Agrippa d’Aubigné à Saintes et mes souvenirs
peuvent paraître bien lointains et dérisoires. Mon père cheminot
redoutait ces grèves qui se profilaient car elles étaient synonymes de
restrictions, d’ardoises chez l’épicier du quartier. Quand on a quatorze
ans, on ignore toutes ces choses-là. J’écoutais la radio, l’oreille
vissée sur les chansons d’alors où les Beatles et les Brassens et Brel
me semblaient plus intéressants que ce monde d’adultes qui commençait à
gronder. Ma grand-mère éprouvait des difficultés d’approvisionnement et
son soulagement était chose magnifique à voir quand on lui annonça
qu’une distribution de pommes de terre allait se dérouler dans le
quartier Saint Palais. Elle me refusa le prix d’un ticket de cinéma pour
le Gallia où était projeté le film de Walt Disney « l’espion aux pattes
de velours » : avec trois francs cinquante - c’était le prix de la
place - on pouvait acheter à manger ! C’était tout de même bien plus
important que de voir un chat siamois acharné à confondre des truands
dont les photos en noir et blanc, derrière les vitres du Gallia, me
laissaient supposer des abîmes d’aventures cinglantes.
Au collège,
les journées se passaient tranquillement avec de plus en plus d’heures
de récréation dans la cour où pour nous distinguer, nous faisions des
“sittings“ au grand désespoir du surveillant général qui nous faisait
relever sans ménagement mais qui tombait les armes devant l’ampleur du
phénomène et de la tâche. Il faut dire qu’au contraire d’aujourd’hui,
comme à l’Armée, on faisait l’appel de nos noms, tous les matins, dans
la cour, alignés sur deux rangs. Quelques professeurs essayaient de nous
surveiller dans de longues salles d’étude.
L’un d’entre eux,
professeur de Sciences naturelles, nous demande notre avis, par écrit,
sur ce que nous pensons de ce mois dont nous n’entendions, à Saintes,
que peu de chose. Inspiré, je m’interroge sur l’imminence d’une guerre
civile, n’en connaissant pas la vraie signification. Horrifié, le
professeur tente de nous faire oublier ces deux mots dont le sens lui
parlait plus qu’à nous.
J’avais un correspondant australien vivant à
Hobart en Tasmanie et j’essayais de lui expliquer par courrier avion,
sur feuille à papier léger et diaphane, qu’en France, c’était la grève.
Les dictionnaires anglo-français d’alors ne connaissaient pas ce mot et
j’en fus réduit à l’ellipse (men have no work : les hommes n’ont pas de
travail) approximative.
Je sais qu’il faisait très beau, qu’il y
avait des piquets de grève à l’entrée des ateliers du chemin de fer et
que suite aux accords de Grenelle, ma tante qui travaillait à la chaîne a
vu son salaire s’envoler vers des firmaments insondables. Elle se
demandait si c’était bien normal et si cet argent serait bien à elle, si
on ne lui reprendrait pas. On s’habitue à tout !
Pour ce qui est de
la libération sexuelle dont on parle tant maintenant, le flou n’était
pas qu’artistique. Il a eu des conséquences menant aux projections de
films érotiques, puis pornographiques dans le début des années 70. Nous
étions à l’antipode d’une société engoncée dans ses non-dits et son
silence sur les choses de la vie qui préoccupent tant à partir de quinze
ans.
Et puis, l’irruption des mathématiques modernes m’a fait
préférer inexorablement la littérature que je comprenais bien mieux sans
me torturer la cervelle avec les ensembles et autres surjections.
L’éducation éclatait, les ministres successifs voulaient absolument
laisser leur patte et leur nom dans la réforme d’un système vieillot
dont les élèves d’alors furent les premières victimes.
Tout cela
appartient au passé et doit, à défaut de servir d’exemple, être encore
présent à l’esprit... mais sans toutes ces trompettes, ces journalistes
parisiens clamant qu’ils y étaient, cette nostalgie suspecte à mes yeux
de voyeurisme et d’opportunité.
Tiens, si j’avais une Révolution à
commémorer, cela serait celle de la Commune en 1871 dont on parle si
peu. C’est un peu loin, c’est vrai, mais la nostalgie ne se nourrit-elle
que de proximité ?
En 2018, pour les cinquante ans de mai 68, mes
souvenirs seront toujours là, en moi, et ma vie se sera nourrie de
rencontres, d’expériences et de drames qui auront continué à me
construire dans le sens primordial de mai 68 qui nous a apporté cet
immense souffle qu’il nous faut bien reconnaître : celui de la liberté.
• Catherine Ménier, chargée de mission à Jonzac
Est-ce
la nostalgie de l’adolescence ou de la Révolution ? En Mai 68, j’étais
une ado de 14 ans nourrie au “Canard enchaîné“ depuis le plus jeune âge et ça tombait bien ces étudiants qui voulaient tout changer ! Imaginez
une seule chaîne de télévision, trois ans avant d’obtenir le téléphone,
et si l’on possédait cet objet de “luxe“, il fallait compter une bonne
demi-heure pour joindre la copine de collège de Montendre qui m’aidait à
la traduction des versions latines...
Cette explosion sympathique a
changé beaucoup de choses, en mieux. C’était une révolution culturelle,
voire philosophique, une opposition à la vieille France. Il fallait
faire bouger ce pays, sa culture provinciale, paternaliste. Cette
révolte anti-autoritaire touchait toute la société avec des projets de
réformes concernant de nombreux milieux professionnels. Dix ans de
gaullisme, l’ORTF bridée, la société contrôlée. Le mouvement étudiant
ressemblait à un détonateur pour toute une société, en particulier pour
les ouvriers. Je me souviens d’une grande vague d’espoir... Les riches
allaient partager avec les pauvres... Les intellectuels prenaient le
pouvoir, tout le monde parlait dans la rue... Je me souviens des images
d’Aragon, de Sartre, le trio Cohn Bendit, Geismar, Sauvageot... Fini la
France éternelle, les revendications : c’était changer la vie, tout
devenait possible. Les émotions, les sentiments étaient intenses, côté
étudiants, côté ouvriers, côté sympathisants. Il me semble encore que
c’était une période de magie. « Je ne veux pas mourir idiot », « sous
les pavés la plage », « Le rêve est réalité », « L’imagination prend le
pouvoir » : tous les slogans, l’esthétique des dessins, cela aussi reste
gravé dans ma mémoire de collégienne de l’époque.
Je me souviens
très bien de la guerre du Vietnam et des manifestations étudiantes
américaines, il fallait tout remettre en question, la guerre, la
consommation, un mouvement libertaire aussi gagnait les sociétés qui
voulaient exister et non survivre. Je rêvais d’être “grande“ à l’époque
pour vivre en communauté ! La femme allait être libre, enfin. Les gens
se sont changés eux-mêmes, les idées étaient certainement trop belles,
trop poétiques, elles portaient une étincelle d’idéalisme qui a du mal à
me quitter aujourd’hui encore où les choses ont tellement changé qu’une
explosion comme celle-là serait impossible. Néanmoins, ce mouvement se
poursuit de diverses façons : dernièrement, le boycott de la flamme
olympique et son slogan « nous sommes tous des moines tibétains », les
précédentes révolutions “des œillets“ au Portugal, plus tard celle de
“velours“ à l’Est.
Il ne faut pas oublier qu’en 1968, l’Europe était
divisée en deux avec le mur de Berlin, que des régimes fascistes étaient
encore présents en Espagne, au Portugal, en Grèce. L’Europe a bien
changé depuis.
Longtemps après, il aura suffi d’une affiche, en
janvier 2008 à Bordeaux, « Mai 68 au jour le jour » pour faire revivre
en moi cette période si forte. La Base sous-marine de Bordeaux a
accueilli une exposition magnifique sur Mai 68 à Paris, Toulouse et
Bordeaux. Plusieurs générations se sont retrouvées et les images, les
vidéos, les archives de tous poils parlaient à tous, personnes âgées,
plus jeunes, jeunes, ados, toutes catégories sociales confondues. Tout
le monde se retrouvait dans les mots, la rediffusion en "live" des
manifestations, les éclats de voix, les coups de tonnerre, les discours
de Cohn Bendit, Krivine, Sartre. L’émotion était intense à nouveau comme
si l’espoir, le temps d’une expo, renaissait et une question se posait à
nouveau : est-ce qu’un autre monde est possible ? L’exposition débutait
par un article du Monde « Quand la France s’ennuie » de Pierre
Viansson-Ponté.
Le 15 mars 1968, Le Monde avait publié un article sur l’état de la société française, appelé à un grand retentissement : « Ce
qui caractérise actuellement notre vie publique, c’est l’ennui. Les
Français s’ennuient. Ils ne participent ni de près, ni de loin aux
grandes convulsions qui secouent le monde ».
Il se terminait par cette phrase : « Dans
une petite France presque réduite à l’hexagone, qui n’est pas vraiment
malheureuse ni vraiment prospère, en paix avec tout le monde, sans
grande prise sur les événements mondiaux, l’ardeur et l’imagination sont
aussi nécessaires que le bien-être et l’expansion. Ce n’est certes pas
facile. L’anesthésie risque de provoquer la consomption. Et à la limite,
cela s’est vu, un pays peut aussi périr d’ennui ».
À méditer !
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