Un constat semble faire l’unanimité : l’Europe a pris beaucoup de retard dans le développement de ces technologies, tout particulièrement dans le domaine essentiel de l’intelligence artificielle. Lorsque l’on compare les budgets des États consacrés à ce secteur, deux pays se distinguent : les États-Unis, qui mobilisent 450 milliards de dollars chaque année pour la recherche et le développement, dont certes un milliard « seulement » destinés à l’intelligence artificielle ; et les Chinois qui ont lancé en juillet 2017 un plan d’investissements extrêmement ambitieux qui alloue 22 milliards de dollars par an à l’intelligence artificielle et qui s’élèvera à 60 milliards avant 2025. Encore ne s’agit-il que du budget des États. Les GAFAM américains (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) consacrent à eux seuls 60 milliards de dollars par an à la recherche et à l’innovation en intelligence artificielle. Les BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) suivent la même voie : Alibaba vient d’investir 15 milliards de dollars dans la recherche en IA, cependant que le budget total de l’INRIA (Institut national de recherche en informatique et en automatique), figure de proue de la recherche française, passe difficilement la barre des 230 millions d’euros, dont quelques subsides accordés à l’intelligence artificielle.
L’Europe ne pèse pas lourd
Par-delà la seule question pécuniaire, ce déséquilibre entre les États-Unis et la Chine, d’une part, et le reste du monde d’autre part pose légitimement le problème de la souveraineté technologique des États, ce qu’a parfaitement rappelé Jean-Gabriel Ganascia, professeur à Sorbonne Universités.
Qui contrôle les Big Data, les technologies de l’intelligence artificielle et de la cybersécurité ? Ce sont les géants technologiques que nous venons de mentionner : des entreprises largement soutenues par le gouvernement américain, d’un côté, et fortement contrôlées par l’État chinois, de l’autre. Entre ces deux pôles de développement, l’Europe ne pèse pas lourd. Elle fait face à deux puissances fortement interventionnistes dans leurs économies respectives, tandis que l’Union européenne ne cesse de plaider en solitaire le libre-échange et la concurrence libre et non faussée : ce respect à géométrie variable des règles du jeu handicape lourdement le développement technologique du Vieux Continent.
D’ailleurs, les nombreuses start-up innovantes qui éclosent en Europe sont inlassablement rachetées par les firmes américaines : une trentaine d’entreprises européennes ont été avalées par la firme de Mountain View depuis sa création en 1998. Plus inquiétant encore, la stratégie de ce « jeunes pousses » est, à terme, d’être rachetées par Google, seule manière pour elles de dégager des gains financiers substantiels : de sorte que l’émergence d’une architecture économique et entrepreneuriale véritablement compétitive et dynamique en Europe se heurte systématiquement à la puissance de feu financière des géants outre-Atlantique. Dans ces conditions, il est difficile d’imaginer que l’Union européenne puisse, à court terme, mettre en œuvre une politique économique aussi cohérente et intégrée que la Chine ou, à un niveau moindre, que les États-Unis dans le secteur des nouvelles technologies.
La question essentielle du stockage des données
Comment les États européens pourraient-ils se concerter pour contraindre les entreprises étrangères, comme le fait l’État chinois, à stocker les données de leurs clients sur le territoire européen ? C’est pour le moment inenvisageable. Or, cela permettrait d’éviter que les informations personnelles des citoyens ne quittent l’Europe, ne soient hébergées à l’étranger, espionnées et enfin, utilisées contre les États ou les entreprises européennes. Comme le souligne Agathe Cagé, présidente de Compass Label, les données sont aujourd’hui essentielles à la cybersécurité et au développement de l’intelligence artificielle ; mais elles sont désormais la propriété de fait de firmes étrangères, américaines ou chinoises pour la plupart. Ce faisant, le faible niveau d’intégration des politiques européennes entrave le déploiement d’une stratégie efficace et ambitieuse. Et, n’ayons pas peur de l’admettre, l’Europe est peut-être tout simplement incapable de rattraper son retard.
Se concentrer sur de nouveaux secteurs de la 4e révolution scientifique
Mais, comme le souligne Jean-Gabriel Ganascia, ce constat n’est pas nécessairement dramatique. Selon lui, l’intérêt même de l’Europe serait plutôt de délaisser les secteurs dans lesquels Américains et Chinois ont pris trop d’avance pour mieux se concentrer dans des domaines encore relativement délaissés. Loïc Bardon, co-fondateur du think tank Paris Singularity, a justement rappelé que la quatrième révolution scientifique à venir mobilisera d’autres domaines, dont les perspectives sont à ce jour incalculables pour l’économie européenne : nanotechnologies, biotechnologies, informatique et technologies cognitives (NBIC). C’est probablement quelque part, à l’intérieur de ces champs de recherche, que l’Europe saura dégager un avantage comparatif pour faire face aux deux grandes puissances économiques de ce début de XXIe siècle. Pour ce faire, elle devra massivement investir dans l’éducation et la formation continue ; engager une politique industrielle audacieuse, capable de faire émerger des géants technologiques européens ; et, enfin, susciter un fort désir de technologies parmi les sociétés. C’est en ce sens que, sur un mode positiviste, Jean-Gabriel Ganascia appelle l’Europe à renouer avec l’idée de progrès, non pour prôner l’espérance aveugle dans la technologie, mais pour poser les jalons d’une solidarité européenne tournée vers un objectif commun. Sans cette solidarité, l’Europe sera réduite au rôle de spectateur.
Charles THIBOUT (IRIS)
Site de rediffusion : www.asafrance.fr
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