samedi 24 février 2018

Saintes : les deux lions de l'Hôtel de Brémond d'Ars viendraient-ils du pillage du Palais d'Eté à Pékin ?


Deux lions montent, en effet, la garde à l'entrée de cet hôtel particulier (en cours de restauration) situé dans le cœur de ville de Saintes. D'après Noëlle Gérôme, chargée de recherches au CNRS, « ces lions sont évidemment chinois. On peut trouver les mêmes en plus imposants, de part et d’autre de l’escalier d’accès au salon chinois de l’impératrice Eugènie au Château de Fontainebleau, dans la Cour de la Fontaine. La statue de cheval mutilée au fronton de la fontaine de la cour, de facture chinoise elle aussi, évoque fortement la diffusion des objets d’art chinois dans les sociétés aristocratiques françaises après le sac du Palais d’Eté à Pékin.
A propos de l’Hôtel de Brémond d’Ars, il serait vraisemblable qu’un des membres de la famille, ou un parent, ou un ami ait rapporté de tels objets. Au XVIIIe siècle, époque à laquelle ont dû être érigés les pilastres du portail, des lions chinois ne faisaient pas partie du vocabulaire décoratif. Mais en l’absence d’archives familiales attestant de leur réception et de leur mise en place, on ne peut que constater la présence de ces œuvres représentatives d’une lointaine symbolique ». 
La question de leur provenance reste donc posée.

L'entrée de l'hôtel Brémond d'Ars avec ses deux lions
Statue de cheval mutilée (Hôtel Brémond d'Ars)
Des objets, issus du pillage opéré en 1860, ont déjà été repérés en France. La dernière affaire en date concerne Pierre Bergé (compagnon d'Yves Saint-Laurent) qui possédait deux têtes en bronze, l'une de rat, l'autre de lapin, réalisées pour l'Empereur Qianlong au XVIIIe siècle. Ces têtes faisaient partie d'un lot de douze pièces évoquant le zodiaque chinois. En 2013, elles ont finalement été rendues à la Chine par la famille Pinault qui les avait rachetées lors d'une vente aux enchères.

Au XIXe siècle, Victor Hugo avait vivement réagi à l'intervention de la France et l'Angleterre en Chine en s'adressant au capitaine Bulter : « Nous, Européens, nous sommes les civilisés et pour nous, les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie. Devant l'histoire, l'un des deux bandits s'appellera la France, l'autre s'appellera l'Angleterre. Telle est, monsieur, la quantité d'approbation que je donne à l'expédition de Chine ».

Chine : quand la reine d'Angleterre Victoria régnait sur le commerce de l’opium...

Fut une époque où le trafic de l'opium était si lucratif que les Britanniques, devenus maîtres de ce marché, n'hésitèrent pas - avec la bénédiction de la reine Victoria - à attaquer les Chinois pour conserver leur monopole que l'Empereur avait contesté. D'où la première guerre de l'opium. A leurs côtés, Les Français prirent part au second conflit qui détruisit le Palais d'Eté, l'un des fleurons architecturaux de Pékin...


Fumerie d'opium
L'histoire commence au XVIIe siècle quand les Chinois, qui utilisent l'opium comme analgésique, réalisent que cette substance présente d'autres possibilités. Ils se fournissent alors auprès des Portugais qui s'approvisionnent en Inde. Au début, les échanges sont "modestes". Les Britanniques - qu’on a baptisés « les plus grands marchands de la planète » - se lancent à leur tour dans ce juteux commerce.
En 1757, la Compagnie les Indes acquiert des droits de culture de l'opium au Bengale, puis au Bihar. Il ne reste plus qu'à écouler le produit, c'est-à-dire à organiser le marché. Il se développe rapidement. Au début du XIXe siècle, ils vendent plus de 40.000 caisses aux Chinois et exigent d'être payés en lingots d'argent. Au fil des années, la balance commerciale penche en faveur de l'Empire britannique.
En Chine, ce trafic a des conséquences néfastes avec la corruption des fonctionnaires et surtout les dégâts que provoque la consommation de drogue sur la population.
L'Empereur réagit et décide de fermer son pays aux commerçants et aux missionnaires européens. Fumer de l'opium devient alors prohibé. Malgré tout, le trafic continue, même si la peine de mort est infligée à ceux qui s'y adonnent.
En 1800, l'Empereur proclame un édit qui interdit la culture du pavot sur le sol chinois. Les dépôts d'opium sont alors déplacés à Huangpu (Shanghaï). Rien n'y fait tant ce trafic rapporte de l'argent. En 1813, une caisse d'opium indien se vend 2.400 roupies alors que son prix de revient de 240 roupies ! La Compagnie britannique des Indes orientales (East India Company) fait fi de la réglementation et augmente ses ventes illégales d'opium : de 100 tonnes vers 1800, elle passe à 2.600 tonnes en 1838. Conséquence dramatique : en 1835, il y a 2 millions de fumeurs d'opium en Chine...
Face à ce fléau, les autorités chinoises ne peuvent que réagir. Sont prises des mesures pour limiter le trafic et la consommation, dont la confiscation des stocks et des accessoires de l'opiomanie.
À cette époque, la ville de Canton est le grand port de l'opium. En mars 1839, Lin Zexu, nommé par l'Empereur, fait saisir tous les stocks de la ville contrôlés par des étrangers. En échange, il leur donne du thé. On imagine facilement la colère des Britanniques qui voient leurs revenus fortement compromis. Le surintendant du Commerce britannique avertit la Reine Victoria de la situation : c'est à elle de prendre une ferme décision.
En juin 1839, 200.000 caisses, soit 1.188 tonnes de drogue sont détruites. Un règlement stipule que les bateaux étrangers, entrant dans les eaux territoriales chinoises, seront fouillés.
L'opinion publique est favorable à cette interdiction. Les Britanniques sont furieux. Au lieu de baisser pavillon et de penser aux malheureuses victimes de l'opium, ils ne jurent que par le profit et la force. Lord Melbourne, Premier ministre de la reine Victoria, parvient à convaincre le Parlement britannique d'envoyer un corps expéditionnaire à Canton. Il déclenche ainsi la première guerre de l'opium.

Dieu sauve la Reine... et l'opium

En janvier 1840, après des discussions où les avis sont partagés, l'Empereur décide de « fermer pour toujours » Canton aux Britanniques. Au Royaume-Uni, deux camps s'opposent vigoureusement : ceux qui veulent conduire des opérations militaires contre la Chine et les humanistes (appelons-les ainsi) qui estiment que renoncer à ce trafic serait une sage décision. Malheureusement, ces derniers ne sont guère écoutés. En juin, une armada britannique (dont 4000 hommes) débarque au large de Canton sous le commandement de l'amiral Elliot. Une attaque a lieu, mais elle échoue.
Habitués à la guerre, les Britanniques conquièrent Hong Kong qu'ils transforment en place stratégique. Bien armés, ils s'imposent sur les Chinois dont la puissance est nettement inférieure. Des négociations ont lieu à Canton où les Britanniques dictent leur choix : ils veulent tout simplement la reprise du commerce avec le Royaume-Uni, le remboursement des stocks d'opium détruits et la main mise sur Hong Kong.

Les dégâts de la drogue... avec la bénédiction des Anglais et des Français...
Leur interlocuteur finit par accepter ces revendications. Les forces armées britanniques continuent sur leur lancée et s'imposent. L'armistice est signé le 27 mai 1841. Vaincus et humiliés, les Chinois s'engagent à racheter Canton 6 millions de dollars. Toutefois, les vainqueurs veulent aller plus loin : en août 1842, ils obligent l'Empereur à signer le traité de Nankin qui leur donne le libre commerce de l'opium et la concession de l'île de Hong Kong.
Les Britanniques triomphent. Désormais, ils peuvent s'installer avec leurs familles dans les ports de Xiamen, Canton, Fuzhou, Ningbo et Shanghai. En cas de litige entre un Chinois et un Britannique, une juridiction britannique tranche sur la base des lois britanniques. Par ailleurs, ils perçoivent des indemnités de guerre estimées à 21 millions de yuans, soit un tiers des recettes du gouvernement impérial.
D'autres nations, dont les États-Unis et la France, demandent les mêmes privilèges que ceux accordés au Royaume-Uni. On note tout de même des compensations : l'économie chinoise s'ouvre sur le monde, exportant thé, soie, porcelaine et autres denrées.

Le saccage du Palais d'Eté dénoncé par Victor Hugo

Le commerce de l'opium continue à se développer. Toujours illégal, il est largement toléré !
Pendant ce temps-là, la misère des Chinois grandit. Entre 1841 et 1849, on compte une centaine de soulèvements populaires.
En 1851, les Chinois veulent reprendre ce qu'ils ont consenti à donner aux étrangers, d'où la seconde guerre de l'opium qui va durer quatre ans. Le climat est si tendu que ce nouveau conflit n'a rien d'étonnant. En toile de fond, apparaît la volonté des puissances occidentales à rééquilibrer leur balance commerciale déficitaire. Tous les motifs sont bons pour chercher l'affrontement. Un incident lié à une cargaison met le feu aux poudres.

Affrontements entre jonques chinoises et navires anglais
En 1856, cinq mille soldats anglais investissent Canton. La ville est bombardée par les Anglais et les Français. Après bien des difficultés, ils prennent Tianjin en septembre 1860 et, un mois plus tard, l'Empereur ayant fui, ils pillent et incendient le fameux Palais d'été, lieu emblématique de Pékin. Ce saccage est dénoncé par Victor Hugo. Le traité de Pékin est signé dans la foulée et les pays vainqueurs peuvent continuer librement le trafic de l'opium.
Une chose semble évidente : ces guerres de l'opium ont ébranlé l'impérialisme chinois et sans doute préparé la future Révolution...

• Extraits de la lettre adressée par l’écrivain Victor Hugo 

au capitaine Butler en novembre 1861

« L'expédition de Chine, faite sous le double pavillon de la reine Victoria et de l'empereur Napoléon, est une gloire à partager entre la France et l'Angleterre, et vous désirez savoir quelle est la quantité d'approbation que je crois pouvoir donner à cette victoire anglaise et française.
Puisque vous voulez connaître mon avis, le voici :

Il y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde ; cette merveille s'appelait le Palais d'Eté. L'art a deux principes, l'Idée, qui produit l'art européen, et la Chimère, qui produit l'art oriental. Le Palais d'Eté était à l'art chimérique ce que le Parthénon est à l'art idéal. Tout ce que peut enfanter l'imagination d'un peuple presque extra-humain était là. Ce n'était pas, comme le Parthénon, une œuvre rare et unique. C'était une sorte d'énorme modèle de la chimère, si la chimère peut avoir un modèle. Imaginez on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chose comme un édifice lunaire et vous aurez le Palais d'Eté. Bâtissez un songe avec du marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine. Charpentez-le en bois de cèdre, couvrez-le de pierreries, drapez-le de soie, faites-le ici sanctuaire, là harem, là citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des monstres, vernissez-le, émaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poètes les milles et un rêves des milles et une nuits. Ajoutez des jardins, des bassins, des jaillissements d'eau et d'écume, des cygnes, des ibis, des paons, supposez en un mot une sorte d'éblouissement, caverne de la fantaisie humaine ayant une figure de temple et de palais, c'était là ce monument.
Il avait fallu, pour le créer, le long travail de deux générations. Cet édifice, qui avait l'énormité d'une ville, avait été bâti par les siècles, pour qui ? Pour les peuples. Car, ce que fait le temps appartient à l'homme. Les artistes, les poètes, les philosophes, connaissaient le Palais d'Eté ; Voltaire en parle. On disait : le Parthénon en Grèce, les Pyramides en Egypte, le Colisée à Rome, Notre-Dame à Paris, le Palais d'Eté en Orient. Si on ne le voyait pas, on le rêvait. C'était une sorte d'effrayant chef-d'œuvre inconnu entrevu au loin dans non ne sait quel crépuscule comme une silhouette de la civilisation d'Asie sur l'horizon de la civilisation d'Europe. Cette merveille a disparu.
Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d'Eté. L'un a pillé, l'autre l'a incendié. Ce qu'on avait fait au Parthénon, on l'a fait au Palais d'Eté, plus complètement et mieux de manière à ne rien laisser. Tous les trésors de toutes nos cathédrales réunies n'égaleraient pas ce formidable et splendide musée de l'Orient. Il n'y avait pas seulement là des chefs d'œuvre d'art, il y avait un entassement d'orfèvreries. L'un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l'autre a empli ses coffres et l'on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l'histoire des deux bandits.
Nous, Européens, nous sommes les civilisés et pour nous, les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie.
Devant l'histoire, l'un des deux bandits s'appellera la France, l'autre s'appellera l'Angleterre.
Telle est, monsieur, la quantité d'approbation que je donne à l'expédition de Chine. »

•  Fumeries d'opium : on y consomme l'opium installé sur un lit ou un divan. Le consommateur tient d'une main la pipe et de l'autre, il puise du suc d'opium dans un récipient. Ensuite, il chauffe l'opium jusqu'à ce qu'il obtienne une boulette qui est fumée dans la pipe. L'opium touche environ 12,5 millions de Chinois, dont l'élite. En 1870, on compte à Shanghai près de 1700 établissements. En 1906, la Chine décrète une politique d'interdiction de l'opium qui met fin aux fumeries légales. Il en subsista de clandestines...

1 commentaire:

Alain Charrier a dit…

Le superbe texte de Victor Hugo replacé dans son contexte historique à partir d'une actualité locale...à tiroir.
C'est du grand art journalistique !