dimanche 3 avril 2016

Général Jean-Claude Allard :
« Nous ne sommes pas en présence
d’un phénomène de terrorisme conduit
par des individus marginaux radicalisés,
mais d’une opération de conquête qui
s’appuie sur une utilisation de la religion
à des fins de motivation »

Libre opinion du Général (2S) Jean-Claude Allard publiée dans la revue de l'ASAF (Association de Soutien à l'Armée Française)

De Bamako à Maelbeek
 
L’arrestation de Salah Abdeslam, quelques jours avant les attentats de Bruxelles du 22 mars 2016, tout comme les modes opératoires de ces attentats ne doivent pas nous conduire à des conclusions erronées.
Abdeslam est un sous-fifre qui, après avoir bien rempli son rôle de logisticien, semble avoir failli dans la partie active des attentats du 13 novembre 2015 à Paris. Pour cette raison, l’État islamique aurait certainement plus volontiers souhaité le châtier que le venger. En outre, le mode opératoire des attentats de Bruxelles suppose une préparation (rassembler et motiver les exécutants, faire les reconnaissances, réunir les armes et explosifs, coordonner le plan d’action) nécessitant des délais incompressibles.
Les attentats de Bruxelles s’inscrivent plutôt dans un plan concerté qui a débuté à Bamako le 21 mars 2016 à 18 h 30 par l’attaque de l’hôtel Nord-Sud où résident les militaires de la mission de formation militaire de l'Union Européenne (EUTM Mali). Certes, les revendications viennent de groupes que l’on présente comme concurrents : Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) pour Bamako et l’État islamique pour Bruxelles. Mais justement, cette conclusion facile n’est-elle pas un double piège pour nous ? Elle nous rassure parce qu’elle laisse supposer que la concurrence entre les groupes les affaiblira et elle nous attire parce que nous y voyons une périlleuse stratégie consistant à « diviser pour régner ».

La réalité stratégique est toute autre

L’islamisme, mouvement politico-religieux avec diverses obédiences, issu des traditions les plus rigoristes de l’islam, visait aux XIXème et XXème siècles, à une régénération des sociétés musulmanes avec une première urgence : combattre leurs gouvernements laïcs. Les stratégies développées alors s’articulaient entre utilisation des outils démocratiques pour conquérir le pouvoir ou guérillas islamistes nationales. Al Qaïda a tenté de créer un lien entre ces différentes dynamiques subversives en instrumentalisant un ennemi commun, hors des ces espaces nationaux : l’Occident. Mais la cristallisation du mouvement autour de la personne de Ben Laden a montré la faiblesse de cette stratégie à la mort de celui-ci. Dès 2006, l’État islamique a fait entrer l’islamisme dans une nouvelle ère idéologico-stratégique. Il a développé une stratégie d’implantation territoriale dans un Irak dévasté par la guerre, en s’appuyant sur certaines tribus sunnites et sur les cadres et les soldats des forces armées et de sécurité jetés à la rue par la rigidité américaine et le sectarisme chiite. Au fur et à mesure que les gouvernements laïcs s’écroulaient dans les pays musulmans, l’islamisme s’installait ouvertement sur des territoires, soit porté par des groupes autonomes ou affiliés à Al Qaïda, soit par des groupes subordonnés à l’État islamique, lui-même installé en Irak et proclamé en Califat. Quant au rêve occidental d'une concurrence entre les groupes islamiques ou modérés, l’exemple de la Syrie et de la Libye montre que, au-delà des antagonismes locaux pour conserver une position avantageuse sur le terrain, l’État islamique ou Al Qaïda, n’ont cessé de se renforcer avec des « brigades modérées » qui passent avec armes et bagages sous leur commandement. La dernière défection date de février 2016 !

L’islamisme est donc passé d’une stratégie de terrorisme à une stratégie de conquête et entame un mouvement profond d’unification.

Ce mouvement profond d’unification se manifeste clairement à travers les multiples allégeances à l’État islamique et à son Calife depuis juin 2014 de la part de groupes isolés ou ressortissants à Al Qaïda, disséminés le long d’un arc allant de l’Asie du sud-est aux rivages de l’Atlantique. Le double attentat de Bamako et de Bruxelles est le signal de la poursuite de cette unification entre l’État Islamique et Al Qaïda : une sorte de manœuvre commune pour vérifier leur potentiel d’interopérabilité, comme le font toutes les armées du monde en passe de conclure des accords.
Les objectifs de l’islamisme tels qu’exprimés par le Calife Ibrahim ont rendu cette unification inéluctable. En effet,  ils sont porteurs d'un projet valorisant propre à dépasser l'opposition entre  les deux visions, Al Qaïda versus État Islamique, à laquelle on a voulu longtemps croire. Le Calife veut en effet : « conquérir le pays de Cham, réunifier la communauté musulmane (Oumma) sur les territoires de l’Islam, conquérir Rome ». Rome étant ici le vocable utilisé pour définir tout ce qui n’est pas les pays de l’Islam. Une fois cette conquête achevée nous dit-il, les musulmans pourront marcher partout la tête haute. Voici un discours positif exaltant et mobilisateur.
Nous ne sommes donc pas en présence d’un phénomène de terrorisme conduit par des individus marginaux radicalisés obéissant à des pulsions et des appels pseudo-religieux. Nous sommes en présence d’une opération de conquête articulée en une stratégie fluide et dynamique qui s’appuie sur une utilisation de la religion à des fins de motivation (obéir à l’appel Dieu et gagner la récompense dans l’au-delà) et de coercition (récompenser sur terre ceux qui obéissent aux représentants de Dieu et punir les autres) et sur des milliers de combattants et des millions de sympathisants.

Ce double concept d’inclusion/exclusion sous-tend toute la stratégie des islamistes

Dans les territoires conquis (Syrie, Irak), une épuration fondée sur des critères ethniques et religieux a permis de vaincre les résistances par la mort, l’asservissement, la contrainte permanente ou la conversion : exclusion par la mort, inclusion par la contrainte.
Dans les territoires à conquérir, les stratégies articulent les principes d’inclusion/exclusion dans des tactiques aux dimensions physiques et spirituelles adaptées au contexte. L’Europe et la France, colosses aux pieds d’argiles, en sont les cibles.

Le principe d’inclusion conduit à créer des espaces radicalisés dans lesquels le « vrai musulman », c’est-à-dire celui qui fait allégeance non seulement à Dieu, mais à son Calife, successeur du "Messager de Dieu", est en sécurité « spirituelle » : lieux de culte ou cultuels radicalisés ; espaces sociétaux réservés pour ne pas se mélanger aux mécréants (créneaux d’utilisation des espaces publics, régimes alimentaires dans les collectivités, éducation communautaire etc.) ; sites radicaux sur internet, etc. Le principe d’exclusion correspondant conduit à nourrir la représentation et le mythe d’un malaise et d’une difficulté à vivre dans une société non islamisée. Le concept d’islamophobie est ici le principal outil de cette ligne d’action stratégique : vous êtes haïs dehors, vous êtes aimés dedans.
Le principe d’inclusion a aussi une dimension physique. Il y a les lieux cultuels et culturels déjà cités et les espaces urbains (voire ruraux) communautaires dans lesquels les islamistes imposent leur présence et leurs règles de comportement. Ces espaces constituent en outre les bases de lancement et de repli pour soutenir la stratégie d’exclusion consistant à répandre la violence à l’extérieur. Les attentats du 13 novembre à Paris sont parlants. Dirigés contre des lieux de « perversion », ils ont pour but de montrer que l’islamisme peut frapper tous ceux qui ne veulent pas se plier à sa volonté, y compris bien entendu les musulmans. Il y a un message sous-jacent : « restez dans les zones où nous vous protégeons, ou vous mourrez à côté des mécréants ».
Car, l’objectif des islamistes n’est pas de déclencher une guerre civile en Europe, comme il est souvent dit. Cela conduirait à une situation confuse dans laquelle ils auraient du mal à tirer leur épingle du jeu. L’objectif est de conquérir l’Europe, et pour cela de montrer leur capacité à s’opposer à ses gouvernements et à ses règles. Cette démonstration de force permet d’attirer des zélateurs déterminés pour constituer une force de frappe significative qui pourra assurer la conquête finale. Une masse humaine critique, qui se fortifie lentement dans les espaces sécurisés.
Salah Abdeslam, déserteur de dernière minute de la cause islamiste, l’aura quand même servie en montrant que l’on peut résister quatre mois à une importante chasse à l’homme dès lors que l’on rejoint l’un de ces espaces sécurisés. Quant aux attentats quasi simultanés contre les représentations de l’Europe à quelques milliers de kilomètres de distance, ils ont validé une nouvelle phase dans le plan stratégique des islamistes : celle de l’unification et de l’atteinte d’une capacité d’action mondiale.
Il ne s’agit donc plus de lutter contre le terrorisme, mais de conduire une guerre pour reconquérir et défendre notre intégrité territoriale pour assurer ainsi notre liberté.
Et dans ce but, il faut comprendre cette stratégie d’inclusion/exclusion de l’islamisme afin d’« entrer dans ses plans et les détruire » pour reprendre une vieille leçon de Sun Tzu. Nous ne sommes pas en « guerre » parce qu’il y a des attentats, nous sommes en guerre parce que ces attentats sont inclus dans un projet idéologique mêlant politique et religieux destiné à conquérir l’Europe. Projet utopique peut-on prétendre ? Mais cette utopie deviendra de plus en plus réalisable si nous la nions, si nous ne combattons pas pied à pied les différentes lignes d’action de la stratégie qui veut la faire aboutir. Nous sommes en guerre parce que de larges portions de nos territoires spirituels et physiques sont occupées par des forces ennemies.
Après le 7 janvier et le 13 novembre 2015, après le 22 mars 2016, l’Europe pense « défendre des libertés et des valeurs », alors que la stratégie mise en œuvre contre elle est d’abord une stratégie de conquête territoriale. Reprenons possession de nos territoires, physiques et spirituels, et la liberté nous sera donnée de surcroît. C’est la seule et unique leçon de toutes les guerres, valable dans celle qui s’ouvre, si nous voulons bien l’affronter.

Jean-Claude Allard, Officier général (2S)

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