Marc Binnié, greffier au Tribunal de Commerce de Saintes, et Jean-Luc Douillard, psychologue clinicien, sont à l’origine d’Apesa, cellule d’Aide Psychologique pour les Entrepreneurs en Souffrance Aigüe. Cette démarche, qui repose sur un réseau de sentinelles, de psychologues cliniciens et du travail, a prouvé en maintes circonstances que cette main tendue aux responsables en difficulté s’avérait non seulement précieuse, mais indispensable. En effet, elle est le signe qu’au-delà des procédures administratives et judiciaires qui peuvent toucher une entreprise défaillante, l’homme ou la femme qui en assure la direction n’est pas abandonné sur le bord du chemin. Une situation qui, sans soutien, peut malheureusement conduire au pire, c’est-à-dire au suicide.
Depuis sa création il y a 7 ans, Apesa a été adoptée par 71 Tribunaux de Commerce dans toute la France, preuve que ce dispositif, basé sur l’attention portée à autrui et l’aide de proximité, est d'une réelle utilité. L’idée a germé et s’est concrétisée ici-même à Saintes, en Charente-Maritime, ce qui confirme au passage que les belles initiatives ne viennent pas forcément des grandes métropoles ! Le Garde des Sceaux, Eric Dupont-Moretti, n’a-t-il pas déclaré à l’occasion du 132ème congrès annuel des greffiers des Tribunaux de Commerce : « APESA est un dispositif formidable dont il convient de s’inspirer pour l’étendre également aux tribunaux judiciaires »
Marc Binnié, greffier associé au Tribunal de Commerce de Saintes et président d'Apesa France |
• Quand a été créé le dispositif Apesa ?
Créée à Saintes en septembre 2013, la cellule Apesa résulte d’une réflexion menée conjointement, Tribunal de Commerce et psychologues. Aujourd’hui, en France, plus de 70 tribunaux ont adopté ce dispositif, qui consiste à prévenir le suicide du chef d’entreprise en difficulté, et de nouveaux tribunaux sont intéressés. Apesa apporte une réponse concrète, pragmatique, à un problème que rencontrent les Tribunaux de Commerce. Pourquoi ? Parce que c’est là que sont reçues les entreprises en difficulté et leurs dirigeants. Aux problèmes juridiques et économiques, forcément éprouvants, s’ajoutent les répercussions d’ordre psychologique, voire sociales, des entrepreneurs.
Jusqu’à une époque récente, nous étions plutôt désarmés dans ce domaine qui ne relève pas des compétences habituelles d’un Tribunal de Commerce, régi par des lois et des textes qu’il applique. Toutefois, une évidence s’impose : les procédures qui servent à redresser les entreprises côtoient aussi la triste réalité des liquidations judiciaires. On peut assimiler cette dernière situation à un deuil et le chef d’entreprise ne doit pas être livré à lui-même en de telles circonstances. Etre seul face à la fin d’un rêve est une épreuve douloureuse à vivre. Le suicide peut alors apparaître comme la seule issue… Dans ces circonstances, la neutralité d’un tribunal est bien utile, car le monde économique produit aussi de la souffrance.
• Comment la création de ce dispositif a-t-elle été perçue ?
Bien ! Les critiques ont été peu nombreuses. Sa mise en place a été facile car elle repose sur la simplicité du système : un réseau de sentinelles, c’est-à-dire des acteurs du monde économique et judiciaire, formées à la détection des idées suicidaires qui sont, de par leurs fonctions, en contact avec les entrepreneurs en difficulté et qui, si la personne est en détresse, sont en mesure de déclencher une alerte. Elle est envoyée à un psychologue, membre du réseau des psychologues d’Apesa qui la reçoit et intervient en urgence. Certains ont tout perdu, leur entreprise, leur maison, et leur conjoint est parti. Il est important de leur témoigner de la solidarité.
• Quelles sont les circonstances qui ont favorisé la création du dispositif Apesa au Tribunal de Commerce de Saintes ? Votre personnalité et votre sensibilité ont-elles joué un rôle ?
C’est grâce aux fonctions de greffier que j’exerce, donc à mon expérience professionnelle, qu’a été lancé le dispositif Apesa en partenariat avec Jean-Luc Douillard. A plusieurs reprises, j’ai pu constater que des chefs d’entreprise se trouvaient dans des états psychologiques difficiles. Cette situation ne me laissait pas insensible. Un moment, j’avais eu l'idée de les orienter vers les services sociaux. Mais, quand on a tout perdu, il n’est pas évident pour un entrepreneur de se tourner vers une assistance sociale. Généralement, on est totalement désemparé et cette situation d’échec remet en cause l’image et l’estime qu’on peut avoir de soi.
Alors pourquoi le monde de la justice ? Tout simplement parce que l’une de ses missions est de recréer des liens. On a toujours cette vision, d’ailleurs un peu simpliste, que la justice ne fait que sanctionner. Certes, le fonctionnement des entreprises est régi par des lois et en cas de leur non-respect, interviennent des procédures. Mais derrière les difficultés économiques, il y a des hommes et des femmes. Comment se préoccuper du sort de l’entreprise sans se soucier de son dirigeant ? J’avais l’impression que nous devions aller plus loin, nous impliquer davantage. Ne pas agir dans ces circonstances est de la non assistance à personne en danger.
Les chiffres qui suivent sont édifiants : en France, on compte 9000 suicides par an et 200.000 tentatives. Si l’on fait une comparaison, le nombre d’homicides est de 900 par an. Dans notre pays, nous sommes plus en souffrance que dangereux…
Tel qu’il a été conçu, le dispositif Apesa est à la disposition de quiconque veut s’en servir. A l’occasion du 132ème congrès annuel des greffiers des tribunaux de commerce, le Garde des sceaux Eric Dupont-Moretti a d’ailleurs déclaré qu’il souhaitait que ce dispositif puisse être étendu aux agriculteurs et aux professions libérales qui relèvent du tribunal judiciaire.
Le grand chantier qui reste à mener est la représentation que nous avons de l’entrepreneur. On pense à un commerçant, un artisan, un chef d’entreprise, mais il y a effectivement d’autres secteurs, dont les professions libérales. Ces professionnels sont aussi des entrepreneurs qui peuvent rencontrer des difficultés. Au-delà des causes objectives, on peut réfléchir aux facteurs qui aggravent ou font durer cette souffrance. Quand on a des problèmes financiers et que l’on ne sait pas à qui s’adresser, le contexte devient rapidement insoutenable. C’est alors qu’apparaissent les phénomènes de crise suicidaire, mettre fin à ses jours devenant hélas une option.
A un entrepreneur en difficulté, il est maladroit de dire : « vous avez échoué, ce n’est pas grave, vous allez rebondir ! ». C’est un peu rapide, il y a des étapes à franchir. Comme le dit très bien un Procureur de la République : « si l’on veut rebondir, il ne faut pas être à plat ! ». La crise a le mérite d’interpeller sur cette souffrance et de mobiliser de nouveaux acteurs, il est temps !
De nombreuses structures ont vocation à rejoindre le dispositif Apesa en contribuant à rétablir l’équilibre dans une vie et l’équilibre, c’est bien ce qui symbolise le mieux la justice.
Ceux qui se mobilisent pour Apesa œuvrent avec les mêmes méthodes que la justice : la neutralité par rapport à une situation, l’objectivité, l’effort de la réflexion. Il faut arriver à penser à la fois à la réussite et à l’échec. C’est parfois un peu compliqué, mais les choses avancent !
• Parmi les personnes qui peuvent être en souffrance à un moment donné, se trouvent les élus dont la vie n’est pas toujours un long fleuve tranquille. Un dispositif Apesa pourrait-il s’adresser à eux ?
Effectivement. Ils ont aussi le profil des entrepreneurs : ils se battent pour les autres et quand vous avez beaucoup donné, l’échec peut être ressenti comme un drame, surtout si aucune solidarité ne se manifeste. Les soirs de défaite électorale, certains moments sont amers. Une expérience « Apesa » est envisagée avec une collectivité, la Communauté d’Agglomération Centre Ouest Bretagne.
• Le Tribunal de commerce de Paris a-t-il rejoint Apesa ?
C’est en cours. Tous les professionnels des procédures collectives, mandataires, greffiers, huissiers, commissaires-priseurs, banquiers, procureurs de la république, experts-comptables, notaires, représentants de l’Urssaf, Trésor Public, savent que les procédures cachent bien souvent des drames humains. Le dispositif Apesa fait son chemin… sans démarche commerciale.
• Comment le dispositif Apesa s’est-il fait connaître auprès du public ?
Par la presse qui en a toujours parlé de manière juste. Peu de temps après la parution du premier article, la femme d’un boulanger m’a appelé en me disant : « j’ai découvert que le tribunal de commerce s‘intéressait à la souffrance des chefs d’entreprise. Mon mari est en face de moi, il pleure et menace de se suicider, que dois-je faire ? ». Nous avons pu l’aider. La femme du boulanger a osé appeler le tribunal parce qu’elle a compris que la souffrance de son mari ne serait pas niée. Pensons d’ailleurs aussi aux conjoints des entrepreneurs.
• Comment fonctionne financièrement Apesa ?
Apesa est une fédération d’associations. Le siège d’Apesa France se trouve à Saintes à la cité entrepreneuriale, 18 boulevard Guillet Maillet. Le rôle d’Apesa France est de structurer et développer l’ensemble du réseau. Notre mécène, Harmonie Mutuelle, nous verse 100.000 euros par an. Les Apesa locales recherchent pour elles-mêmes des financements auprès des Chambres des Métiers, de Commerce, les associations de médecine du travail, la Dirrecte, etc. Le système repose aussi sur des dons.
► CRISE SANITAIRE : DISPOSITIF DE SOUTIEN PSYCHOLOGIQUE GRATUIT AUX ETUDIANTS
Les difficultés psychologiques des étudiants sont de plus en plus importantes et les dispositifs existants ne permettent pas toujours de répondre à l’ensemble des sollicitations. Face à cette situation, le Département de la Charente-Maritime a fait appel à APESA. Il financera l’ouverture de ce dispositif de soutien psychologique avec la mise en place d’un numéro vert gratuit accessible 7j/7 de 8 h à 20 h, des formations relatives à la détection des souffrances psychologiques et des caractéristiques de la crise suicidaire, des dispositifs d’alerte.
• Jusqu'à 5 consultations gratuites avec un psychologue : Un premier entretien d’évaluation avec l’étudiant en souffrance réalisé par un psychologue permettra, le cas échéant, de leur proposer un soutien psychologique gratuit, en cabinet à proximité de leur domicile ou par téléconsultation. Les étudiants pourront avoir accès directement, de façon anonyme, au dispositif APESA ou être identifiés "à risque" par les différentes structures accompagnant les étudiants en vue d’une prise de contact réalisée par un psychologue APESA.
• Eric Dupont-Moretti, Garde des Sceaux, souhaite que le dispositif Apesa puisse être étendu aux agriculteurs et aux professions libérales.
Eric Dupont Moretti, Garde des Sceaux (capture image © site Apesa France) |
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