mardi 27 octobre 2020

Point de vue/Karine Dupraz : « Face aux dangers que représentent les réseaux sociaux qui offrent des espaces de libertés d’expression à ceux qui menacent la sécurité collective et individuelle, il nous faut mener une guerre de la connaissance qui passe par l’éducation »

Intervention de Karine Dupraz, conseillère départementale de Marans, professeur d’histoire, géographie, d’éducation morale et civique, lors de l'ouverture de la session d'automne du Conseil Départemental, demandant notamment à Dominique Bussereau un renforcement des moyens dans les collèges. Le groupe Socialiste & Républicain, que préside Mickaël Vallet, avait tenu à ce qu'elle prenne la parole  : « au regard de l’acte barbare dont a été victime Samuel Paty, nous avons souhaité que ce soit un membre du corps enseignant qui s’exprime en premier ». 

Entre cette classe du XIXe siècle (œuvre de Jean Geoffroy)
et l'arrivée des réseaux sociaux, que de changements... 
« Monsieur le Préfet, Monsieur le Président,

En préambule, notre groupe souhaiterait rendre hommage à notre collègue Brigitte Favreau. Nous avons une pensée pour la militante investie aussi bien à Saintes que dans ses missions de conseillère départementale, notamment au sein de la 6ème commission dans laquelle nous siégions toutes les deux. Sensible au bien être des collégiens, c’est par l’un des collèges de son canton de Saintes, le collège René Caillé, que nous avions commencé la tournée de quelques établissements de Charente Maritime afin de mesurer l’étendue des travaux potentiels pour que les élèves et leurs enseignants puissent évoluer dans les meilleures conditions d’apprentissage possibles. C’était une battante et nous avons une pensée affectueuse pour ses enfants et petits-enfants qui faisaient sa joie. Nous souhaitons aussi la bienvenue à notre nouvelle collègue Isabelle Blesson. 

Depuis une dizaine de jours et la décapitation de notre collègue, les sentiments qui animent le corps enseignant sont partagés entre la sidération, la colère et la révolte. Nous sommes révulsés autant par l’exécution que par le processus qui a conduit à cet acte abject. L’enquête est en cours, les rituels d’hommage et minutes de silence succèdent aux paroles des politiques, intellectuels et syndicats qui semblent réclamer des actes forts alors que les enseignants se montrent sceptiques et attentistes.

Dans ce flot de paroles, la lettre de Jean Jaurès aux instituteurs a été reprise. Ecrite en 1888, elle commence ainsi : « Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ; vous êtes responsables de la patrie. ». Pourrions-nous encore écrire cette phrase en 2020 ? J’en doute fort. Nous, enseignants, ne sommes plus les seuls à tenir en nos mains l’intelligence et l’âme des enfants, nous devons faire face à la concurrence des médias et à la prolifération ces dernières années des réseaux sociaux où, sans aucun filtre, se déversent des propos en tous genres : publiques, privés sans réelle distinction, tout le monde a désormais la possibilité de diffuser sur la place publique mondiale virtuelle des vidéos/images allant de la chute du chaton à des vidéos à la bêtise crasse et, plus inquiétantes et odieuses encore, les vidéos versant dans le harcèlement ou dans la haine. Opinion, idée, savoir, croyance se mélangent allègrement, concurrençant, décrédibilisant, voire désacralisant, la parole du professeur, parole qui finit même parfois par être suspectée de complaisance ou, pire, de complotiste car institutionnelle.

Karine Dupraz
Depuis dix jours, le corps enseignant bénéficie de toutes les attentions. Tout le monde semble vouloir que nous puissions exercer notre métier dans les meilleures conditions conscient, comme Jaurès, que nous sommes responsables de la patrie. Soit ! Mais parce que nous ne sommes plus les seuls à détenir l’intelligence et l’âme des enfants en nos mains, plus que jamais, les réponses doivent être collectives et coordonnées, notamment entre la puissance publique et les collectivités territoriales.

Monsieur le Préfet, depuis les attentats contre une partie de la rédaction de Charlie Hebdo, voilà bientôt six ans, la réponse de l’Etat a été militaire avec l’opération Chammal, la réponse de l’Etat a été judiciaire par la tenue de procès. La réponse de l’Etat aurait dû être éducative, elle ne le fut pas, mais nous osons espérer qu’elle le sera enfin.

Face aux dangers que représentent les réseaux sociaux qui offrent des espaces de libertés d’expression à ceux qui menacent la sécurité collective et individuelle, il nous faut mener une guerre de la connaissance qui passe par l’éducation de tous et qui est donc l’affaire de tous :

Elle est l’affaire des législateurs : quel est le sens de la liberté d’expression en 2020 à l’heure des réseaux sociaux ? Quels doivent en être les gardes fous ? Les limites à l’heure de fausses informations, des rumeurs, des propos haineux qui se répandent à vitesse grand V ? Sans oublier aussi la réflexion sur ce que doit être la laïcité en France au XXI° siècle, introduite au début du mois par le président Macron.

Elle est l’affaire de la puissance publique et des moyens mis en œuvre au sein des forces de l’ordre et de la justice pour traquer, juger mais surtout protéger des personnes exposées aux dangers d’internet.

Elle est l’affaire de l’Education Nationale, l’école de la confiance qui prône la bienveillance. Et si la bienveillance s’exprimait en premier lieu en direction des enseignants en cessant, par exemple, de minimiser le nombre d’incidents portant atteinte à la République et à laïcité dont ils sont victimes, en faisant preuve de davantage de fermeté vis-à-vis des parents et des élèves de plus en plus revendicatifs et vindicatifs, en s’ouvrant davantage pour sensibiliser les jeunes mais aussi et surtout les parents aux méfaits d’internet et enfin en laissant aux enseignants du temps pour former le citoyen éclairé. Bref des têtes bien faites plutôt que des têtes bien pleines ! 

Elle est enfin l’affaire des élus et des collectivités qui doivent être davantage sensibilisés à ces questions pour leur apporter les accompagnements nécessaires. M. le Président vous avez ouvert, jeudi dernier, en présence de notre collègue en charge du l’inclusion numérique Sylvie Mercier le NEC (Numérique en commun(s)), sous-titré « tous aidants ». A mon grand regret, je ne pouvais assister qu’aux échanges de jeudi après-midi mais ce fut un moment instructif et qui m’a remis du baume au cœur dans cette ambiance morose. J’ai regretté l’absence de l’Education Nationale. Internet ayant aussi des bienfaits, nous avons la possibilité de suivre la poursuite des échanges qui auront lieu en novembre à échelle nationale, mais ne pourrions-nous pas envisager pour les élus départementaux de faire le point sur cette politique départementale et notamment sur l’axe 4 de ce plan intitulé : « accompagner aux usages du numérique » qui est plus que jamais d’actualité, qui ne doit pas se limiter aux personnes les plus précaires et peut se coordonner entre les collectivités, associations, médiateurs numériques, forces de l’ordre et l’Education Nationale ? Il y a des actions concrètes à mener et à renforcer en Charente-Maritime. Je pense notamment au parcours citoyen et à la sensibilisation aux dangers d’internet qui se font dans des collèges.

Il y a certainement d’autres forces et pistes, mais c’est au prix de cette mobilisation longue et totale que nous pourrons faire bloc pour que notre modèle républicain et démocratique occidental vive et permette le respect du libre arbitre de chacun »...

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