A la fin des années 1980, l’historien Jean Glénisson avait commencé l’étude des sculptures ornant les édifices emblématiques de Jonzac. Son intérêt s’était porté sur les anges qui dominent le châtelet du château de Jonzac, actuellement en travaux. Comme il serait heureux de la restauration entreprise par la municipalité et la perspective d’un musée ! Ces anges de pierre, il en avait parlé avec précision dans un article que nous publions ci-dessous.
Passant, touriste, lorsque les échafaudes seront ôtés et que cette sculpture apparaîtra sous un jour nouveau, tu pourras dire que cinq siècles te contemplent !
La sculpture en question se trouve tout en haut du châtelet, au dessus de l'horloge (non visible actuellement par le public en raison des échafaudages) |
Gargouilles et anges après les travaux |
Laissons la parole à Jean Glénisson que nous n’oublions pas et dont les Archives de Jonzac vont bientôt porter le nom :
« Tous les recensements de Jonzac sont incomplets. Je ne voudrais pas mettre en cause la conscience professionnelle des agents recenseurs, mais y en a-t-il seulement un qui ait songé à inclure dans sa liste les plus vieux des Jonzacais ? Il est vrai qu'aucun de ces perpétuels oubliés n'a jamais pu faire entendre sa voix. Tous sont muets. Tous sont si haut perchés que les êtres qui se meuvent à ras de terre songent bien rarement à lever les yeux vers leur refuge. Car ils gîtent au sommet de nos monuments, figés dans la pierre, parfois depuis un demi-millénaire et, pour les plus jeunes, depuis deux ou trois siècles. Il est vrai aussi qu’il est bien difficile de les faire entrer dans une catégorie professionnelle reconnue. Anges héraldiques, chiens hargneux, gargouilles fantastiques, commère aux aguets, roi cuirassé, connétables et maréchaux, signes du zodiaque...
Toutes ces figures sculptées échappent aux classements administratifs. Il est temps de les faire connaître aux Jonzacais d'aujourd'hui.
Les Anges des Sainte-Maure
Quel Jonzacais, passant place du château, n'a levé les yeux vers l'horloge ? Il y a gros à parier que plus d'un s'est étonné d'en voir le cadran moderne encastré dans une lucarne d'un gothique flambloyant si parfait qu'on le croirait presque un pastiche de Viollet le Duc. Mais combien se sont interrogés sur les personnages sculptés qu'on distingue au tympan, séparés du cadran par une mince assise de pierre, encadrés par deux clochetons et surmontés d'un fleuron tarabiscoté ? Aucune description connue du château n'y fait même allusion.
Je les guignais pourtant depuis des années. Ils avaient excité ma curiosité d'héraldiste amateur. Convaincu qu'à moins de mobiliser les pompiers et de grimper à leur grande échelle - ce qui me paraissait dépasser de beaucoup mes capacités sportives - il me serait à tout jamais impossible de leur faire visite. J’avais déjà obtenu de la grande bonté de Marc Seguin une très belle photo prise au téléobjectif, quand un miracle s'est produit. Une benne au long col a paru un beau jour place du Château. Ce moyen de transport aérien m'a hissé jusqu'au niveau des deux anges, à vrai dire assez surpris de voir un simple mortel surgir à leur face.
Regardez d'en bas, avec une bonne lumière, vous les verrez. Ils étaient déjà là, sans doute, quand Christophe Colomb découvrit l’Amérique. Car ils sont évidemment contemporains de la lucarne flamboyante dont ils habitent le tympan. Et cette lucarne ne peut dater que de la dernière étape de la reconstruction du château. C'est-à-dire (hypothèse, mais hypothèse très vraisemblable) des années 1480-1490. Je parierais qu'ils furent juchés jusqu'à ces hauteurs à la fin des travaux, comme symboles de la puissance retrouvée d'une forteresse et d'une famille seigneuriale, l’une et l'autre fort éprouvées pendant la Guerre de Cent Ans.
Ces deux anges tiennent en effet (c'est pourquoi, en langage héraldique, on appelle de telles figures des « tenants ») un écu qui portait jadis une « fasce », une bande horizontale occupant la partie centrale de l’écu.
Ce sont les armes de la famille de Sainte-Maure qui posséda Jonzac depuis 1325 environ jusqu'en 1677 : "d'argent à la fasce de gueules" (écu à fond blanc chargé d'une bande horizontale rouge). Sur la photographie, on distingue parfaitement leur visage, encadré de longs cheveux. Ils élèvent leur regard vers le ciel. Agenouillés, vêtus comme tous leurs congénères de la statuaire médiévale, ils sont parfaitement symétriques. D’une main, ils soutiennent la base de l'écu, présenté obliquement. De l'autre main levée, ils tiennent (ou plutôt tenaient) la partie supérieure des armoiries.
Les ailes angéliques, aux plumes harmonieuses, sont parfaitement visibles, surtout chez l'ange de droite. Les visages ont souffert. Pluie, neige et gel ont profondément creusé les cavités des yeux. Il y a beau temps que les pauvres anges sont aveugles et que leur bouche, qui n'est plus qu'un trou béant, semble laisser passer un cri douloureux. Ils déplorent sans doute que les armoiries, dont on leur avait confié la charge et la garde éternelles, soient aujourd’hui bien mutilées.
Si l'on veut se les représenter telles qu’elles étaient vraisemblablement vers 1500, il faut à la fois faire effort d’imagination et d’érudition.
Je vous propose donc une restitution qui, je l'espère, n'est pas trop infidèle à ce que fut l'original. Il y a bien une cinquantaine d’années que je ne pratique plus le dessin autrement qu'au cours des discussions des quelques doctes réunions auxquelles on me convie parfois. Mais ce ne sont que des gribouillis. Aujourd'hui, il faut être sérieux.
Avouons tout. J'ai usé de papier transparent pour calquer aussi bien que possible la partie conservée. Ma contribution personnelle se réduit à la partie supérieure du casque (le heaume en langage héraldique) qui « timbre » l’écu. Celui-ci était à pointe arrondie et nous l'avons déjà vu, présenté obliquement. C'est la règle générale pour l'immense majorité des écus peints, gravés ou sculptés aux XIVe et XVe siècles. Quant au heaume, il a été jusqu'aux dernières décennies du XVème siècle figuré de profil, juché sur l'angle supérieur de l'écu.
Or, dans les armoiries des Sainte-Maure, le casque est figuré de face, ainsi que le prouve sa base qu'on voit parfaitement bien. Cette présentation de face est un argument de poids pour dater nos armoiries de l'extrême fin du XVème siècle et peut-être même du tout début du XVIe. En effet, dès les années 1480-1490, les armoriaux (recueils illustrés d'armoiries) offrent des heaumes de face et non plus de profil, comme ils l’étaient encore quelques années plus tôt. La mode a changé.
Que l'on me pardonne cette brève dissertation érudite, mais il fallait bien que je justifie la reconstitution que j’ai opérée. La forme que j'ai donnée au casque est donc calquée sur celles que j'ai relevées dans un armorial daté de 1495.
Quant à l'ange qui surmonte le casque, je n’en puis garantir l’apparence, mais je suis bien sûr qu’il était là. Regardez les armoiries des Sainte-Maure, gravées sous Louis XIV, dans l'Armorial des Chevaliers du Saint Esprit. Vous voyez que tous les éléments des armoiries de notre lucarne s'y trouvent : les deux anges "tenants" et le heaume. Et ce heaume est surmonté d'un troisième ange. Tel est l’aspect traditionnel des armoiries de la maison de Sainte-Maure. Telles étaient ces armoiries dès le XVe siècle : seul le style du dessin a varié avec la mode.
Restent les "lambrequins", c’est-à-dire les longues bandes qu'on voit descendre en rinceaux entre le dos des anges et leurs ailes. Ces lambrequins étaient censés représenter les bandes d'étoffe attachées au casque. Ils n'ont l'aspect qu'on relève dans notre sculpture qu’à la fin du XVe siècle. Autre argument pour dater les armes des Sainte-Maure. C’est à dire et encore une fois pour dater la reconstruction du château.
Les armoiries de Léon de Sainte-Maure, chevalier des Ordres du Roi vers 1670 |
Voilà donc des armoiries bien utiles pour les archéologues : je crois qu'elles ont aussi une véritable valeur artistique. L'artiste anonyme qui les a exécutées était un très bon sculpteur et je ne crois pas qu'il existe en Charente-Maritime beaucoup d'autres exemples contemporains de sculpture laïque d'aussi bonne qualité.
Il y aurait sans doute quelques autres petites choses à dire à propos des anges des Sainte-Maure et de leur entourage. Je laisse à la nouvelle génération de chercheurs le soin de nous éclairer ».
Le châtelet avant les travaux engagés par la municipalité |
Cette sculpture au moment des recherches de Jean Glénisson |
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