mardi 19 décembre 2017

Le trésor de Cherves-Richemont, en Charente, exposé à New York

En 1896 était découvert en Charente, à Cherves (actuellement Cherves-Richemont), un remarquable ensemble liturgique du XIIIe siècle en émaux limousins. Parmi les onze pièces qui composaient ce trésor, sept ont aujourd'hui disparu, deux sont au musée de Cluny et une au Louvre. La plus célèbre, le tabernacle, est conservée au Metropolitan Museum of Art à New York depuis le 17 décembre 1917, il y a cent ans exactement. Histoire de ce singulier parcours de Cherves à New York conté par La Lettre Patrimoine et Inventaire de la Nouvelle-Aquitaine...

Le tabernacle exposé à New-York
 Une découverte exceptionnelle...

Le 11 décembre 1896, un trésor est découvert par un ouvrier agricole, à Cherves, au lieu-dit Plumejeau, dans un pré appartenant au domaine de Château-Chesnel. Les onze pièces du trésor sont présentées un mois plus tard, le 13 janvier 1897, par Maurice d'Hauteville (aussi orthographié Auteville), à la Société Archéologique et Historique de la Charente, dont il est secrétaire adjoint.

Extrait du Bulletin de la Société Archéologique et Historique de la Charente

Lors de la séance du mercredi 12 mai 1897, la Société décide de confier l'étude du trésor à Mgr Xavier Barbier de Montault et de publier cette étude dans le Bulletin de la société, accompagnée de douze à quinze planches en phototypie. Cette publication dépassant les ressources de la société, une subvention de 800 francs est demandée au ministère de l'Instruction publique et des Beaux-Arts, dont l'attribution sera annoncée à la séance du mercredi 6 avril 1898.
La revue publie le travail de Barbier de Montault dans le volume de 1897, paru en 1898, sous le titre Le trésor liturgique de Cherves en Angoumois.
Barbier de Montaut explique lui-même les raisons de sa désignation : « Avec une bienveillance marquée, motivée par mes études spéciales et mes publications antérieures sur les trésors d'églises et l'émaillerie champlevée du Limousin, la Société, à laquelle j'appartiens depuis longues années [sic], m'a choisi pour faire cette monographie… »
Après avoir justifié son choix des deux premiers mots désignant la découverte, « trésor » et « liturgique », Barbier de Montault poursuit : « Les trésors sont dénommés, d'ordinaire, de trois manières : par le lieu de la découverte, par le nom de l'inventeur ou celui du propriétaire. Or l'inventeur, M. d'Auteville, n'est pas le propriétaire, M. le comte de Roffignac. » Cent vingt ans après, cette assertion paraît confuse, mais à l'époque, les protagonistes étant connus, elle ne posait pas de difficulté. Quelques lignes plus loin, Barbier de Montault écrit : « M. d'Auteville me remettait le trésor acquis par son beau-père M. de Roffignac ». Marie de Roffignac, fille d'Hélie (1840-1909), née en 1873, avait en effet épousé Maurice Marchand d'Hauteville en 1889. Cette union étant restée sans enfants, c'est son cousin Ferdinand (1873-1937), fils de Jules (1845-1924), frère d'Hélie, qui héritera du domaine de Château-Chesnel.
Le véritable inventeur est l'ouvrier agricole qui a déterré l'objet, « un journalier, occupé au travail de défrichement » – mais nous ne connaîtrons pas son nom...


Un trésor discrédité, puis exposé

Rapidement, des doutes sont soulevés sur l'authenticité du trésor que l'on suspecte de faux en tout ou en partie. L'écho en est venu de Paris à Poitiers…. Au fond de tout cela, il y a une manœuvre assez apparente pour qu'on la démasque. Le trésor a été discrédité afin d'en rendre la vente impossible. Dans ces conditions, on espère l'avoir à bas prix et, une fois entre les mains de qui le convoite, tous les doutes péniblement accumulés disparaîtront comme par enchantement. Barbier de Montault développela façon dont ce trésor a été discrédité. Pour « faire taire les défiances », Hauteville expose le trésor à Poitiers, Brive, Limoges et Paris (au musée de Cluny).

L'objet le plus célèbre du trésor, le tabernacle, déposé au musée de Glascow...

Une partie du trésor change de propriétaire : le 9 décembre 1908, Jean George donne à la Société Historique et archéologique de la Charente lecture d'une lettre du 23 novembre, émanant du conservateur général des Galeries des Arts et des Musées de Glasgow, qui expose que le triptyque (c'est-à-dire la réserve eucharistique, ou bien encore le tabernacle) est la propriété de Pierpont Morgan, et qu'il est déposé au musée de Glasgow. C'est donc avant cette date que le trésor a été dispersé, Hélie de Roffignac n'étant alors pas encore décédé.
Qui est John Pierpont Morgan, collectionneur d'art ? Le banquier (1837-1913) a reçu une éducation européenne, à Londres, en Suisse et en Allemagne. Il a une passion sans limite et presque compulsive pour l'art européen et proche-oriental, de l'Antiquité jusqu'aux Temps modernes. Après avoir acheté des manuscrits, puis d'autres objets, il fait construire entre 1902 et 1906, près de son domicile à New York, un écrin architectural pour héberger ses collections européennes. Cet édifice abrite aujourd'hui la Morgan Library and Museum. À partir de 1901, il soutient nombre d'institutions culturelles : le Metropolitan Museum of Art, l'American Museum of Natural History, le Metropolitan Opera, l'American Academy in Rome, le Wadsworth Atheneum d'Hartford. Il fait partie de l'administration du Metropolitan Museum of Art à partir de 1888, huit ans après la fondation de ce dernier, et en est le président de 1904 à sa mort en 1913.

Son fils John Pierpont Morgan Junior (1867-1943) fait don de la réserve eucharistique du Trésor de Cherves au Metropolitan Museum of Art à New York, le 17 décembre 1917. Elle y est conservée sous le nom de tabernacle de Cherves.


Le tabernacle

Haute de 60 cm, cette réserve eucharistique est datée de 1235 environ et sa provenance est limousine. Elle est en cuivre ciselé, gravé et doré, et ornée d'émaux champlevés bleus, jaunes, verts, blancs et rouges. Fermée, elle ressemble à une petite armoire à la partie supérieure triangulaire ; ouverte, elle développe sept éléments : une pièce triangulaire, deux demi-triangles et quatre pièces rectangulaires. On y voit la Descente de Croix, avec la Vierge, saint Jean, Joseph d'Arimathie et Nicodème, surmontés de trois anges qui tiennent le Soleil et la Lune dans leurs mains, la Mise au Tombeau, la Résurrection, l'Ascension (ou peut-être l'Apparition du Christ aux Apôtres), la Pentecôte. Et aussi une Vierge à l'Enfant et un Christ en majesté, entouré du Tétramorphe. Ailleurs, sont représentés la Descente aux Limbes, les Saintes Femmes au Tombeau, l'apparition du Christ à Marie Madeleine, aux Disciples d'Emmaüs, le Repas à Emmaüs, l'Incrédulité de saint Thomas.
La représentation de saint-Michel sommant la Descente de Croix, cependant, a disparu depuis l'étude de Barbier de Montault.
 
Que sont devenues les autres pièces du trésor ?


La coupe d'encensoir, en cuivre repoussé, ciselée et dorée, est au musée de Cluny, ainsi qu'un luminaire en cuivre, dont les émaux champlevés représentent des anges. Ce fragment a été en 1901 l'objet d'un don de Mme Ottilie Goldschmidt née Przibram (1843-1923), de Bruxelles, et qui appartenanit à une famille d'industriels d'Europe centrale. Elle l'avait acheté à l'antiquaire parisien Godefroy Brauer (1857-1923). Hélie de Roffignac s'en était donc séparé très peu de temps après la découverte. Godefroy Brauer était également en relation avec John Pierpont Morgan ; il lui avait vendu des objets italiens de l'époque du Quattrocento. Peut-être est-ce lui aussi qui lui a vendu la réserve eucharistique ?
Le fragment de croix, de cuivre émaillé, avec le Christ en Croix, est au Louvre. Il a transité par les collections de Félix Doisteau (parfois écrit Doistau), qui le lui a donné en 1919. Hélie de Roffignac la lui avait vendue en 1900. Félix Doisteau (1846-1936) était un industriel fabricant de liqueurs, à Pantin. Passionné d’œuvres d'art, il a considérablement enrichi les collections de nombre de musées parisiens
Mais la clochette de bronze et de fonte, qui sonnait le la bémol ? La plaque antérieure du coffret reliquaire, en cuivre, avec des émaux champlevés représentant le Calvaire ? Un luminaire de fer, orné de fleurs de lis ? Le fragment de croix de procession, en cuivre orné de gemmes et de cabochons de verre coloré, avec une figure de saint ? Un autre fragment, en cuivre avec des émaux champlevés, représentant saint Jean l'évangéliste et saint Michel ? Un autre encore, avec saint Jean l'évangéliste, et un quatrième, avec saint Pierre ? Ils ne nous sont connus que par les phototypies qui accompagnaient l'étude de Barbier de Montault…

• Extrait de La Lettre Patrimoine et Inventaire de la Nouvelle Aquitaine

Photographies : Barbier de Montault, Xavier. « Le trésor liturgique de Cherves en Angoumois ». Bulletins et Mémoires de la Société Archéologique et Historique de la Charente, 6e s., t. 7, 1897 (1898), p. 81-256. Supplément iconographique : planches VIII à XII. Clichés Pierre Dujardin, Angoulême, phototypie J. Royer, Nancy. Reproduction Service de l'Inventaire et du Patrimoine.

1 commentaire:

Unknown a dit…

L'inventeur, ou plutôt les inventeurs ? Dans sa brochure Cherves, qui es-tu ? (sans lieu ni date), p. 50, Gabriel Maître donne leur nom. Il s'agissait des frères Michaud - très probablement Eugène, 30 ans, et Alexandre, 39 ans, demeurant tous deux à La Garnerie (recensement de 1896, p. 39). L'aîné au moins ayant eu des enfants, il serait intéressant d'interroger la tradition familiale pour savoir si leurs droits ont été reconnus conformément à l'article 716 du code civil. Compte tenu de l'opacité des transactions subséquentes, on peut en douter...
Chr. Hervé