Du 30 mars au 12 mai, le Pr Thibaud Damy était sur les routes de France. Pourquoi un tel périple de la région parisienne à Toulouse en passant par Chartres, Vendôme, Tours, Poitiers, Saintes et Bordeaux ? Il a réalisé ce tour de France des centres hospitaliers à pied avec un objectif : « briser le tabou de l’impact de la mort sur les soignants et ses conséquences, individuelles et organisationnelles ». Soit près de 800 kilomètres pour donner la parole aux soignants, aux familles et aux patients.
Etape le 29 avril à Saintes près de l'amphithéâtre avec le professeur Thibault Damy, Hélène Benchimol et son équipe |
Chaque jour, des milliers de soignants subissent ou accompagnent des patients jusqu’au bout de leur vie, souvent au prix d’une détresse silencieuse. Derrière les portes des hôpitaux et des cabinets, un combat invisible solitaire se joue en laissant des cicatrices indélébiles, épuisement (burn-out), stress post-traumatique, anxiété. Ce périple de plusieurs semaines et de centaines de kilomètres au cœur du territoire et des établissements de soins, avait pour but de pour créer l’inattendu, prendre le temps de la rencontre avec des soignants et des habitants, leur donner la parole et alerter l’opinion publique sur un enjeu de santé trop longtemps ignoré.
La médecine évolue, se rationnalise, s’accélère et se fragmente. La technicité s’est imposée, devenant la principale source de financement de la médecine. Les soignants sont formés à sauver et à guérir, mais pas à exprimer, ni à ressentir leurs émotions. Pourtant, la mort est là, toujours là. Elle se sent, se ressent, mais l’accepter en tant que soignant reste difficile. Ce déni conduit souvent à la fuir, à mal la vivre, à ne pas l’annoncer, à ne pas la préparer, et à se laisser surprendre, tout comme les patients et leurs familles. Certains décès laissent un traumatisme, car le pré-deuil n’a pas pu se faire. J’en ai fait l’expérience personnelle. Il est temps d’admettre que les soignants ressentent des émotions, qu’elles sont réelles, nécessaires et qu’elles méritent d’être comprises pour prévenir ou guérir ces traumatismes et mieux accompagner la mort. Ne rien faire, c’est accepter qu’ils s’épuisent en silence dans leur solitude et qu’ils transmettent, malgré eux, ces blessures à leurs collègues, aux futurs patients et à leurs familles.
• Il est donc temps de briser le tabou de l’impact de la mort sur les soignants ?
L’impact émotionnel de la mort sur ceux qui y sont confrontés quotidiennement et ses conséquences individuelles, organisationnelles et de santé publique est réel. Les objectifs de cette marche engagée à travers le territoire sont les suivants : briser le silence autour de l’impact de la mort sur les soignants et ses conséquences en partageant son expérience personnelle ; recueillir et partager les conséquences de l’impact de la mort sur les citoyens des territoires l’ayant vécu ; créer un espace d’échange pour libérer les témoignages des soignants et que la mort soit moins un tabou ; cartographier la santé en France : documenter les besoins et les innovations locales ; marcher un bout de chemin, échanger lors des réunions ou entretiens et partager ou développer des solutions concrètes pour améliorer leur bien-être et mieux prendre en charge les patients et les familles ; créer une dynamique collective : encourager l’échange et le partage entre hôpitaux, soignants et citoyens : « les SÛRvivants. » ; Intégrer la compréhension et gestion de toutes les situations de décès dans les formations médicales et en post universitaires.
• Quelles étaient les étapes et le programme de ce Tour de France hospitalier à pied ?
Départ le 30 mars à Dampierre ; 3 avril CHG Chartres : réunion débat avec les soignants du cœur, puis conférence ; 9 avril CH Vendôme : partages avec soignants dans une EPHAD, puis avec le CH de Vendôme ; 14 avril CHU Tours : réunion débat avec les soignants du CHU, puis conférence et échanges à l’université ; 17 avril CHU Poitiers et Polyclinique Elsan : réunion débat avec les soignants, puis conférence avec les sciences humaines et sociales ; 29 avril CH Saintes : impact individuel et organisationnel de la mort ; 6 mai CHU Bordeaux-Pellegrin : réunion débat avec les soignants et table ronde sur l’impact de la mort sur les soignants ; 12 mai CHU Toulouse-Rangueil : réunion débat avec les soignants et conférence en fin d’après midi.
• Quelles actions préconisez-vous ?
Pour transformer cette mobilisation en avancées concrètes, plusieurs mesures phares seront mises en place : Création d’un collectif : les SÛRvivants regroupant les soignants qui ont franchi le pas et comprennent l’enjeu d’accompagner la vie jusqu’au bout en étant en vérité avec eux-mêmes et avec leurs patients et leurs familles, le lancement d’un Diplôme Inter-Universitaire (DIU) dès 2025 sur la gestion de la mort dans la pratique médicale ; la création d’une plateforme de ressources sur internet pour les soignants et les familles (www.lessurvivants.org) et diminuer l’impact de la mort ; rompre l’isolement et partager et développer des outils pour mieux prendre en charge en équipe le sujet de la mort et renforcer l’importance du soutien psychologique individuel et des équipes ; le lancement de trois enquêtes nationales pour évaluer l’impact de la mort sur les soignants et recueillir des témoignages ; formaliser l’action par un plaidoyer auprès des institutions de santé publique pour intégrer ces problématiques aux politiques de santé hospitalières.
Marcher pour la communauté des SÛRvivants |
• Il s'agit d'un enjeu de santé publique trop longtemps ignoré par les soignants eux-mêmes ?
Oui. Chaque année, plus de 600 000 Français décèdent, dont 60 % à l’hôpital. Pourtant, la gestion émotionnelle et psychologique de la mort demeure un angle mort du système de soins et des soignants eux-mêmes. Soumis à des contraintes de performance et à un rythme effréné, les soignants n’ont plus le temps de se réparer, mais également d’annoncer, ni de préparer la mort. La mort est reléguée à une incongruité hospitalière. Résultat : une souffrance tue qui se vit dans l’isolement, une pression constante et des équipes à bout de souffle et qui s’est traduit par la fermeture de nombreux lits à la suite de la pandémie du Covid 19 et la désertion de nombreux soignants.
Une enquête nationale sur les soignants du cœur révèle que 45 % d'entre eux présentent des signes de burn-out sévère, 33 % souffrent d’un syndrome de stress post-traumatique. Plus de 37 % montrent des niveaux élevés d’anxiété et de dépression, 17 % consomment des médicaments pour gérer leur détresse. Seulement 12 % bénéficient d’un suivi psychologique adapté. C'est un problème de santé publique majeur, encore tabou dans les structures de soins et les établissements hospitaliers.
• Sur le carnet de route du professeur Damy :
Etape à Saintes
« À Saintes, nous nous retrouvons avec Hélène Benchimol, cardiologue, et son équipe sur le chemin pour une heure de marche dans cette belle ville romaine. Elle a organisé un point presse devant la porte des vivants de l’amphithéâtre romain. Le lendemain, je participe à trois réunions au CH. Soignants, internes, infirmières, tous parlent enfin de la mort. De son injustice. De ses silences. Une infirmière raconte avoir dû sortir d’une salle après qu’une patiente lui a annoncé sa fin. Elle culpabilise. Je lui dis que c’est humain. Dans l’amphithéâtre de l’IFSI, je donne une conférence. Les yeux brillent. Les cœurs s’ouvrent. Deux médecins viennent me remercier : l’une pleure encore un collègue disparu subitement, l’autre se reconnaît dans mes mots. Je suis sur la bonne voie. Hélène et Daniel, son mari cardiologue tout juste retraité, non remplacé, m’accueillent avec chaleur et générosité. Le mercredi, je quitte Saintes, déposé par Hélène après un enregistrement vidéo. Le GR suit la Charente, puis s’élève vers les collines à travers les champs de blé, les colzas dont les fleurs vives ont été remplacées par des graines, et les premières feuilles des vignes apparaissent avec leur vert pâle. À midi, je m’arrête dans un bourg où le temps semble avoir pris sa retraite. Devant l’église, un banc, un livre, un sandwich. Je repars, brûlé de soleil, rafraîchi par le vent. À 17 h, j’arrive à Pons. Son donjon veille. L’hôpital des pèlerins est devenu musée. Moi, je continue de marcher. Et d’écouter les soignants, les patients, les familles, ils ont tant à dire et à partager »...
• Le Pr. Thibaud Damy, cardiologue spécialisé dans les maladies cardiaques rares (amylose) et professeur de médecine à l'hôpital Henri Mondor (AP-HP), a lancé une initiative ambitieuse : un Tour de France hospitalier à pied. Sur cette photo, il se trouve à Saintes où il a répondu aux questions des journalistes.
Le 30 avril, échanges avec les soignants de l'hôpital de Saintes (©CH Saintes) |
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