Patrimoine en péril abandonné pendant de longues années, l'abbaye et le château de la Tenaille, situés sur la commune de Saint Sigismond de Clermont, s'apprêtent à tourner une page grâce à un acquéreur de la région qui souhaite redonner à ce site renommé le renouveau qu'il mérite. Pour les journées du patrimoine, le public est venu nombreux découvrir ces lieux qu'entourent champs et bois. Lors de conférences organisées samedi et dimanche, l'historien Marc Seguin a rappelé le riche passé de l'abbaye qui possédait à son origine l'un des clous de la croix du Christ. Objet de vénération qui attirait, comme on s'en doute, moult fidèles...
L'abbaye : le clou de La Tenaille !
Comme le souligne Charles Connoué « ce monastère a été fondé en 1137 par Guillaume de Conchamps, auquel on doit également l'Abbaye de Fontdouce, près de Saint-Bris-des-Bois, établissement bénédictin également ». Il est érigé au lieu-dit La Tenaille. Nous nous situons au XIle siècle, période de prospérité encore accentuée au XIIIe dont portent témoignage les églises romanes de la région.
Cette abbaye était assez riche, mais pauvre en prieurés, à l'exception d'un minuscule, Bourdenne (Clion sur Seugne) et de sa domination sur les églises voisines de Saint-Sigismond et de Saint-Genis. Outre des terres proches, elle avait la chance de posséder des marais salants et l'exploitation agricole de « l'île d'Erablais » à proximité d'Hiers (Brouage). Ces salines, qui avaient été données par le seigneur de Broue, étaient la cause de différends avec la puissante Abbesse de Saintes. Les moines disaient exploiter « à leur main » ces propriétés d'un bon rapport.
La Tenaille détenait une relique exceptionnelle, le « saint Clou », l'un des clous de la croix du Christ, sans doute arrivé dans le flot des reliques pillées à Byzance lors du saccage de 1204 par les Croisés (le rapprochement se fit spontanément avec la Tenaille !) Ce saint-Clou bénéficiait d'une large renommée puisque, jusqu'au milieu du XVIe siècle, le parlement de Bordeaux envoyait des plaideurs y prêter serment ; il était l'occasion de pèlerinages et il est probable que de puissants personnages demandèrent à être inhumés au plus près. Rainguet y avait vu « une quantité de tombeaux ».
Au sommet, le clou et la tenaille, symboles de l'abbaye |
Autre particularité : l'abbaye se trouvait sur le « Grand Chemin de Saint-Jacques » qui conduisait les pèlerins vers la Galice, mais était aussi l'un des axes nord-sud allant de Poitiers vers Blaye-Bordeaux (l'actuelle N 137 a été déplacée vers l'ouest). La Tenaille contrôlait cet itinéraire majeur à partir de son ermitage-chapelle de Recroze (5 km après l'Hôpital de Pons) jusqu'à Petit-Niort, en passant par la Bergerie (qui veut dire "hébergement" et non abri à moutons !). On trouvait-là un « hôpital de St Jacques du Chemin », puis un autre « hôpital Notre-Dame du Chemin en Mirambeau ». En 1791, il y avait encore une chapelle à La Bergerie. vendue comme bien national et démolie.
La belle époque fut le XIIIe siècle, le temps du gothique et du rayonnement français. La Tenaille bénéficiait de protections prestigieuses : « deux actes de concession, l'un de l'an 1214, de Léonor, reine d'Angleterre, duchesse de Normandie et de Guyenne, et le second, de l'an 1265, de Jean, roi d'Angleterre, duc de Normandie et de Guyenne. Les seigneurs de Mirambeau ne se montraient pas indifférents avec « une donation de l'année 1294 avec permission d'exploiter des landes pour le four banal de Saint-Sigismond ». Pendant la guerre de Cent-Ans (1337-1452), l'abbaye se situait à l'intérieur de la zone « frontière » qui séparait les adversaires, lesquels, en principe, n'attaquaient pas les ecclésiastiques. Ses revenus furent affectés par le conflit. En 1401, on déplorait « pauvreté et calamité ».
A partir de la Trève de Tours (1444), les abbés s'employèrent à repeupler leurs domaines avec les immigrants qui arrivaient d'Anjou et du Poitou ; ils renonçaient à exploiter directement leurs marais salants, mais étendaient leur emprise vers la Seugne, ses affluents et leurs moulins. Un exemple : la baillette du 17 janvier 1470 « du moulin d'Isaac à Clion de 2 journaux de terre, verger et vergnée faite par les abbé et religieux à Pierre et Jacques Marsaud, au devoir de 30 quartières de blé froment, 2 gélines, une oie grasse et un gâteau le jour de l'Epiphanie ». La violence était alors quotidienne avec les seigneurs du voisinage, par exemple en 1467 avec Guy de Pons à cause de la « palu » de Saint-Paul à Clion. Le dénombrement rendu en 1539, à un moment où le fisc était agressif, montre un établissement assez riche, mais qui souffrait, comme tous les autres, du fait que la vie religieuse contemplative n'attirait plus.
Marc Seguin, historien |
La troisième guerre de Religion (1568-1570) fut fatale à toutes les abbayes locales (sauf l'Abbaye aux Dames) à ceci près que Jean de Pons, seigneur de Plassac, un chef huguenot, la joignit à ses propriétés. Là comme ailleurs, l'automne 1568 vit la destruction d'une partie des bâtiments (dont le fronton, plus tard restauré par les Jésuites). Connoué écrit que des moines furent tués en 1582, ce qui n'est pas assuré car cela correspond à une séquence de paix.
Un très grand personnage, le Duc d'Epernon (Jean-Louis de Nogaret de La Valette 1554-1642), acquit Plassac et donna l'abbaye au collège de Jésuites de Saintes dont l'objectif était de dispenser un enseignement de qualité et ramener les élites au catholicisme. Louis XIII accepta, les 12 novembre et 7 décembre 1615, après l'accord de Rome du 3 août 1615. L'abbaye devenait domaine de rapport ; il fallut des années de procès et de poursuites pour rentrer en possession d'une partie des biens usurpés par les Protestants et les voisins.
En 1650, le catalogue des abbayes et prieurés conventuels de l'ordre de Saint-Benoît situés dans le diocèse de Saintes et de leurs dépendances énumérait huit abbayes (sans compter l'Abbaye-aux-Dames de Saintes), plaçant La Tenaille en cinquième position : « maintenant possédée par les pères Jésuites qui ont supprimé tous les offices, il n'y a à présent aucun moine ». Il y avait jadis « le prieur claustral, le sacristain, le cellerier, l'hostelier et l'infirmier ».
En 1762, l'expulsion des Jésuites fit que l'ensemble fut confié à la Congrégation de Saint-Maur.
Magnifique dôme |
Dimanche, concert avec Sylvain Meillan, violoncelle |
Le château date probablement du XIX siècle
« Une fort belle maison de maître » et sa suite de « bâtiments de servitudes, de promenades, jardins potager et fruitier, parterre, pièce d'eau », avec une maison pour le « colon » et une centaine d'hectares de terres, telle se présentait la propriété de la Tenaille en 1832, au moment où elle était adjugée devant le tribunal de Jonzac.
L'intérieur n'était pas moins luxueux avec sa tapisserie de laine du salon, un grand lit de « taffetas cramoisi », des tableaux et trois statues dans l'escalier.
Bel ensemble |
L'époque révolutionnaire n'était guère favorable aux belles constructions. La documentation connue s'avère assez pauvre ; heureusement, nous avons la ressource de nous appuyer sur l'indispensable travail de Frédéric Chassebœuf, le meilleur spécialiste dans ce domaine, et le mieux informé.
Sans doute cette construction, modifiée par la suite, est-elle l'œuvre de la famille de La Barre pour l'essentiel sous la Restauration. On a du mal à imaginer décor plus conforme à l'idéologie dominante des années qui suivirent la chute de l'Empire, ce temps du « mal du siècle », soumis à l'emprise du Romantisme hérité de la fin du XVIIIe siècle, issu d'Europe du Nord et répandu en France par Châteaubriand, Lamartine et de leurs semblables. Les admirateurs d'un Moyen-Age redécouvert et fantasmé n'auraient pu rêver site plus idéal : ériger un château en pleine nature, avec son parc, son étang, sa forêt, et, surtout, à l'arrière, les ruines et le cimetière de son abbaye... Au moment où Walter Scott écrivait son célèbre roman historique Ivanhoé (1819), il n'était pas déraisonnable d'imaginer une jeune fille, tout de blanc vêtue, en train de déclamer, au clair de lune, des vers des poèmes d'Ossian, venus d'Ecosse ou d'autres importés d'Allemagne ? Quand on ne les possédait pas, on n'hésitait pas à dresser de pseudo-ruines moyenâgeuses pour venir, la nuit, s'y asseoir et rêver, méditer sur la condition humaine et l'inexorable fuite du temps. A La Tenaille, nul besoin d'innover : tout cela existait !
Mais le XIXe siècle fut aussi celui de « propriétaires » plus réalistes que les jeunes gens, de ceux qui avaient la chance d'exploiter de vastes domaines et de diriger de nombreux domestiques. C'était une époque où tout coûtait cher, sauf le travail manuel. La Tenaille était dans ce cas ; les Jésuites n'en profitaient plus, mais une famille de la classe triomphante : la bourgeoisie intégrée à l'ancienne aristocratie, vraie ou fausse. On ne s'était pas contenté d'y construire un château, on avait aussi soigné les bâtiments agricoles qui affichaient pareillement la réussite des possédants, en particulier une vaste grange et son fronton où sont représentés les outils aux ruraux de la Monarchie de Juillet ou du Second Empire. Il ne faut pas omettre les compléments considérés comme secondaires, en particulier une « basse-cour » exceptionnelle qui conserve ses boulins de terre cuite destinés à abriter les pigeons car on se souvenait que leur élevage était un privilège cher à l'ancienne noblesse.
Bon exemple de l'architecture de la Restauration, le château, conçu tout en longueur, présente deux façades à peu près identiques, de part et d'autre d'un avant-corps central d'une travée couronnée par un fronton triangulaire. La façade de ce corps de logis était, écrit Frédéric Chassebœuf, « accompagnée en 1832 par de vastes parterres ainsi qu'un miroir d'eau rond pourvu au centre d'une petite île et alimenté par le Tort ».
En 1832, l'ensemble fut adjugé à Alexis-Jules-Charles Martin de Bonsonge (1813-1888), marié à Catherine-Célestine Baynaud de Langlardie (1813-1896), bon exemple de l'aristocratie rurale saintongeaise pendant la période faste du Second Empire (le traité de libre-échange avec l'Angleterre et le cognac !). La Tenaille appartint ensuite à leur petite-fille, Marie-Thérèse de Fleury qui épousa à Saintes, en 1894, le comte Edmond Lunet de la Jonquière (1861-1933), officier dans un régiment d'infanterie de Marine dont l'essentiel de la carrière se déroula sans doute en Afrique et en Indochine.
Le château a subi des modifications au cours de la Belle Epoque avec l'addition d'une aile en retour d'équerre sur la cour, de balustres masquant la toiture et de guirlandes végétales. On respectait l'air du temps, pour la dernière fois...
Lors du recensement de 1851, juste avant la période si faste du Second Empire, au moment où la population rurale saintongeaise atteignit son maximum, le domaine de La Tenaille abritait 10 personnes : les propriétaires Jules de Bensonge (45 ans) et Raymonde Langlardie (42 ans), son épouse ; 4 domestiques: Jean Morillet (42 ans), Jacques Doublet (31 ans), Jacques Charles (14 ans) et Jacques Basil (14 ans) ; 4 servantes: Anne Rousseau (53 ans), Jeannet Perraud (31 ans), Julie Ménard (25 ans), Françoise Calier (25 ans).
Balade en carriole pour les journées du patrimoine |
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