lundi 23 novembre 2015

Jonzac : Marie-Christine Barrault
dans les yeux (grands) ouverts
de Marguerite Yourcenar

Dans le cadre des Feuillets d'automne, était présentée vendredi soir au théâtre du château "Les yeux ouverts", pièce écrite d'après les confidences de Marguerite Yourcenar à Matthieu Galey, critique littéraire, dans les années 70-80. Le texte a été adapté par Ludovic Kerfendal. 

Qui a choisi l'autre ? Marguerite ou Marie-Christine ? Etrange correspondance entre le miroir et l'envers du miroir. C'est donc Marie-Christine Barrault qui incarne sur scène la première femme à avoir siégé à l'Académie Française. Le talent et la finesse d'esprit de la comédienne rendent hommage à cette femme de lettres dont la vie, peuplée d'incertitudes, ne fut pas un long fleuve tranquille. Malgré les apparences et la consécration.

Marie-Christine Barrault au théâtre du château de Jonzac (© Nicole Bertin)

Matthieu Galey, joué par Eric Pierrot, interroge Marguerite sur ses choix, les moments déterminants de son existence. Elle y dévoile les choses de son quotidien, ses joies, ses succès, ses renoncements aussi qui aboutissent à une acceptation, voire à un détachement quand d'autres conservent des âmes tumultueuses. Les silences, qui auraient pu constituer des écueils, Marguerite Yourcenar les a rompus pour libérer une écriture limpide, rempart contre l'intolérance et les idées préconçues.

Incarnée, Marie-Christine Barrault rayonne d'une lumière intérieure. Eric Pierrot et Paul Spéra l'accompagnent dans une touchante évocation. De ces trois artistes, Marguerite Yourcenar aurait dit : « il est des êtres à travers qui Dieu m'a aimée ».

Eric Pierrot, Paul Spéra, Marie-Christine Barrault (© Nicole Bertin)


Marie-Christine Barrault et Jeannine Belot, responsable des Feuillets d'automne
Un nombreux public au théâtre du château
Marguerite Yourcenar : 
Une œuvre célèbre, une femme secrète...

Il y a quelques années, l'Université d'été de Jonzac, alors présidée par Pierre Nivet, accueillait Claude Benoit, docteur ès lettres et professeur de littérature française à l’Université de Valence (Espagne). Thème de la conférence : Marguerite Yourcenar. Cet auteur de poèmes, d’essais, de pièces de théâtre et surtout de romans historiques, à qui cette «ex» Jonzacaise a consacré sa thèse, n’a plus de secret pour elle. Retour sur cette soirée… 

Marguerite Yourcenar a été la première femme à être reçue à l’Académie Française. C’était en janvier 1981. Cet événement, qui couronnait une forte personnalité et un talent d’écriture certain, marqua les milieux littéraires. N’entre pas dans la fameuse institution qui veut !

Une femme libre et audacieuse 

La vie de Marguerite Yourcenar est marquée tant par son besoin d’écrire que de s’évader face aux aléas de l’existence. « Elle n’a jamais eu le culte de la personnalité » souligne Claude Benoit. Qui était cette femme qui eut tant de mal à se "poser" ? Quelles blessures avaient déchiré son cœur d’enfant et de jeune femme ?
Marguerite de Crayencour voit le jour en juin 1903 à Bruxelles. Sa vie sera un éternel mouvement. Elle parcourt l’Afrique, le Japon, l’Europe, l’Orient : « le voyage est une aventure intérieure. Par cette biogéographie, elle décrypte le monde » souligne Claude Benoit. Pour elle, le hasard est maître du jeu : « tout n’est qu’arrangement savant ». Cette fuite en avant n’est pas futilité. Elle cache une certaine détresse liée à la disparition de sa mère, morte dix jours après sa naissance. Elle grandit aux côtés de son père et de sa nurse qui la quitte pour se marier avec un meunier. S'agit-il de sauver les apparences ? A sept ans, à mille lieues des affaires des « grands », elle est à nouveau seule : « un choc grave, une seconde rupture ».
Sa grand-mère, autoritaire et revêche, la recueille en son domaine du Mont Noir, dans les Ardennes, et lui offre, pour quelque temps, un avenir stable. Elle étudie à la maison. Son père, se transformant en précepteur, l’initie au latin et au grec. A huit ans, elle connait « les oiseaux » d’Aristophane et « le manuel des senteurs » de Marc-Aurèle.
Quand arrive la Première Guerre mondiale, la famille s’installe en Angleterre. Marguerite a une douzaine d’années. Elle suit l’actualité et visite les musées où elle remarque les statues grecques du Parthénon. Au Bristish Museum, une sculpture retient son attention. Il s’agit de « ce viril et presque brutal Hadrien de bronze, d‘à peine quarante ans ». Son buste a été retrouvé dans la Tamise au XIXeme siècle. Comment est-il arrivé là ? Son imagination vagabonde. A partir de ce jour, les mânes d’Hadrien entrent dans son esprit pour ne plus le quitter. En 1951, les célèbres « mémoires » qu’elle lui consacrera seront un chef d’œuvre.
L’armistice signé, Marguerite rejoint la France où elle reprend ses études. Elle est avide de lecture, de la Fontaine à Corneille en passant par Flaubert, Musset, Anatole France, Proust, Loti et Gide. L’éventail est large ! Le Louvre, les théâtres sont ses lieux favoris. Sa culture est vaste et quelque peu désordonnée : « Elle apprend l’italien, lit la Divine Comédie, les Evangiles, la vie de saints, la Légende Dorée. Elle s’intéresse au mysticisme et cherche à comprendre le monde invisible qui l’entoure ». A la découverte des textes, elle ajoute le dépaysement par des séjours sur la Côte d’Azur et dans les pays du Sud.
Ses premiers écrits sont bien accueillis. Elle poursuit sur sa lancée avec un recueil de poésie “les Dieux ne sont pas morts”.
En 1921, elle se lance dans une grande saga “Remous” qui conte les péripéties de plusieurs familles durant quatre siècles. Insatisfaite de son travail, elle jette 500 pages au panier pour ne conserver que trois parties. En 1934, elles deviendront de courtes nouvelles réunies sous le titre "La mort conduit l’attelage" dédiées aux peintres Dürer, le Gréco et Rembrandt. A cette période, elle part pour Rome, cité qui l’enthousiaste. Elle en profite pour visiter la villa Hadriana à Tivoli. Elle poursuit sa quête, allant à la rencontre des littératures orientale et indienne, découvrant (plus tard) le bouddhisme et sa philosophie. N’étant soumise à aucune contrainte financière, ses pas la conduisent où elle le souhaite. Elle est libre !

Illusions perdues ? 

Néanmoins, il manque quelque chose à son bonheur : elle rêve d’une passion amoureuse qui lui permettrait de s’épanouir. Qui sera le prince charmant ? C’est doute là que le bât blesse. Les dieux, qui sont jaloux de Marguerite, joncheront d’obstacles ses histoires de cœur masculines. On ne peut pas tout avoir...
Marguerite s’en aperçoit rapidement quand elle s’éprend d’Alexis. Attiré par les hommes, ce dernier ne lui accorde qu’une importance relative. Tant pis. Sa renommée s’étend. Quand un éditeur lui fait une avance d’auteur, elle réalise qu’elle est devenue écrivain. L’idée n’est pas pour lui déplaire, elle qui n’avait envisagé aucun métier précis. A cette époque, il est vrai, les femmes se mariaient généralement et s’occupaient de leur foyer. Le « mouvement de libération » est venu plus tardivement !
 Elle entre dans un groupe artistique et de création littéraire. La forme romanesque l’attire. Elle publie « la Nouvelle Eurydice » en 1931. Les critiques, sévères, jugent l’intrigue confuse, mais le style est rayonnant. Elle possède un talent certain.
C’est alors qu’arrive André Fraigneau, membre du comité de sélection chez Grasset. A 25 ans, il est beau comme un dieu et possède un corps d’esthète. Vous imaginez la suite. Seul hic, il est moins épris qu'elle. Encore une fois, elle est rejetée et refusée physiquement. Sensible, André ne l’abandonne pas dans tous les domaines et l’aide à publier cinq de ses œuvres. Certes, elle apprécie son geste, mais reste meurtrie.
Grâce au psychanalyste Andreas Embirikos, poète à ses heures, elle se remet de ses déconvenues. « Qu’il eût été fade d’être heureuse » écrit-elle dans « Feux », avant d'entreprendre un voyage en Grèce. En 1937, elle retourne à Paris où elle rencontre celle qui va devenir sa compagne, Grâce Frick, à l’hôtel Wagram. L’année suivante, toutes deux partent aux USA.
Marguerite revient ensuite en Europe. Dans son livre « le coup de Grâce », elle expurge ses drames passés. Cette fois, la critique est totalement élogieuse. Sa plume a pris de l’aisance, de l’assurance.
Le contexte mondial, quant à lui, ne porte pas à l’optimiste. Nous sommes à l’aube de la Seconde Guerre mondiale et Marguerite, qui n’a jamais compté, est subitement confrontée aux réalités. Elle traduit Kavafis, donne des conférences tout en approfondissant ses recherches.
Elle rejoint bientôt Grâce à New-York. Son quotidien s’organise autour des centres intellectuels. Elles passent leurs vacances dans le Maine, sur l’île des Monts-Déserts. Un endroit enchanteur. En 1947, Marguerite adopte la nationalité américaine. Durant quatre ans, l’écriture est en sommeil, dans une « nuit obscure »...
« La carrière de Marguerite Yourcenar se divise en deux périodes. Avant 1940, se situent les œuvres de jeunesse ; après 1940 les grandes œuvres de la maturité » remarque Claude Benoit.

Jamais sans Hadrien ! 

Durant cette période, Marguerite range son encrier jusqu’au jour où elle reçoit une malle où sommeillent de vieilles lettres. Elle les avait presque oubliées ! L’une d’elles est une correspondance imaginaire entre Hadrien et son petit-fils adoptif Marc Aurèle.
Encouragée par Grâce qui croit en son étoile, elle se met au travail. Ainsi s’incarnent « les mémoires d’Hadrien ». En faisant parler l’empereur romain, « elle porte à un haut niveau le genre souvent médiocre des mémoires apocryphes, livrant l‘étude vraisemblable d’une âme qui, au terme d’une vie chargée des plus riches expériences, conquiert la sagesse et la sérénité sans rien abdiquer de sa nature passionnée ».
 Au sommet de sa gloire, Marguerite Yourcenar reçoit le prix de l’Académie Française et le prix Fémina. Elle entreprend alors une tournée dans toute l’Europe, dont une étape en Espagne. Après ce long périple, elle rejoint Grâce et achète une maison à Petite Plaisance.
Elle se rend en Belgique l’année suivante et se recueille sur la tombe de sa mère. Ce pèlerinage lui permet de prendre contact avec le monde de la littérature belge. Un livre suit « L’œuvre au noir », histoire de Zénon où elle fait se côtoyer médecins, alchimistes et philosophes à l'époque de la Renaissance.
Marguerite Yourcenar est une femme exigeante avec elle-même. Ce qui ne l’empêche pas d’être la terreur des éditeurs avec qui elle entre souvent en conflit. Ils doivent pourtant composer avec elle : elle ne cesse de recevoir des lauriers récompensant la beauté et la grandeur de ses écrits. Elle est membre d’environ 300 associations, ce qui en dit long sur ses engagements. Elle milite, entre autres, pour la défense des animaux (elle rencontre d’ailleurs Brigitte Bardot).
A la mort de Grâce, en 1979, elle se lie d’amitié (amoureuse) avec un photographe Jerry Wilson. Cette quiétude est brutalement interrompue. Marguerite est victime d’un accident à Nairobi et Jerry, entraîné dans le tourbillon d’un homosexuel toxicomane, meurt du sida en 1986. Il n’a pas 37 ans.

La vie de Marguerite Yourcenar est ainsi jonchée de drames. Elle n’a jamais caché qu’elle voulait vivre à sa propre convenance, sans avoir de descendance, sauf intellectuelle. En choisissant Grâce, elle a démontré qu’elle était une femme émancipée. Toutefois, il est évident que les chagrins qui ont peuplé son existence (disparitions brutales de sa mère, de sa nurse, de Grâce, dédain d'une majorité d'hommes pour lesquels elle avait une attirance) ont laissé en son cœur des cicatrices indélébiles.
En hommage à Jerry, elle compose un recueil de textes, agrémenté de photographies « La voix des choses ».

Les Yeux ouverts, pièce mise en scène par Ludovic Kerfendal
avec, dans le rôle de Maguerite Yourcenar, Marie-Christine Barrault

Seule, Marguerite flotte sur la barque du temps. Dans un dernier sursaut, elle envisage de se rendre au Népal et en Inde. Cette escapade n’aura pas lieu. Atteinte de maux de tête, paralysée, elle pousse son dernier soupir le 17 décembre 1987. Elle voulait mourir les yeux ouverts, en pleine lucidité, comme ses héros. Cette volonté lui est apparemment refusée puisqu’elle s’éteint à semi inconsciente, incapable de prononcer trois mots intelligibles. Ainsi disparaît cette grande dame au regard d’ailleurs, qui cherchait la vérité de l’autre côté du miroir.
Sa quête fut parfois douloureuse mais sans cette adversité, son œuvre aurait-elle été aussi riche et finalement aussi touchante ?
N.B.

•  Marguerite Yourcenar n’avait pas le culte de la personnalité. A son sujet, elle écrivait « cet être incertain et flottant que j’appelle moi ». Reçue à l’Académie Française le 22 janvier 1981, où Jean d’Ormesson fit son éloge, elle refusa de porter l’habit vert et l’épée (elle préférait les lignes du couturier Yves Saint-Laurent). Réaliste, elle admettait que d’autres femmes, telles que Madame de Staël, Colette ou George Sand, auraient dû la précéder. Peu impressionnée par les hommages, elle passait le plus clair de son temps outre Atlantique... et ailleurs.
Marguerite Yourcenar s’est éteinte le 17 décembre 1987. Elle repose aux côtés de Grâce et de Jerry à Somesville dans l'Etat du Maine aux Etats-Unis, à la frontière du Canada.

Marguerite Yourcenar, un être attachant qui fascine toujours et encore !


•  Enseignante émérite à l'Université de Valence en Espagne, Claude Benoit est originaire de la région de Jonzac où habite une partie de sa famille. Elle appartient à la Société Internationale d'Études Yourcenariennes. Elle voue une grande admiration à Marguerite Yourcenar « femme intelligente, sensible, cultivée, écologiste avant l'heure ». Et quelle plume !

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