Deux chercheurs viennent de décortiquer en détail le fonctionnement du réseau de pillage des antiquités khmères. Edifiant parcours !
Au Moyen-Âge, Angkor était l’une des plus grandes villes du monde. Le patrimoine laissé par l’empire khmer dont elle était la capitale est considérable. Mais de la fin des années 1960 aux années 2000, à cause des guerres qui ont frappé le Cambodge, il a subi un pillage sans précédent. De nombreuses statues khmères d’origine suspecte sont alors apparues sur le marché de l’art. Depuis, la pacification du pays a offert aux chercheurs l’occasion d’étudier comment était organisé le pillage. Pour certains, il n’était peut-être pas très structuré. Ils pensent que le trafic d’antiquités est en général un réseau mouvant, sans vraiment de commandement central ni de rôles bien définis. Mais au terme d’une longue et fascinante enquête de terrain, deux criminologues, britannique et américain, ont montré qu’au Cambodge, ce n’était pas le cas. Ils ont en effet retrouvé plusieurs des acteurs-clés de ce trafic, dont l’organisation a perduré pendant des années.
Les pilleurs
Arrivés à Phnom Penh à l’été 2013, les deux chercheurs décident de commencer leur enquête près des sites archéologiques, comme Angkor et bien d’autres. Certains sont parfois difficiles d’accès comme celui de Preah Khan, où la plupart des chauffeurs ne veulent pas s’aventurer. Au départ, les vieux des villages alentours, les chefs, les moines ou nonnes bouddhistes se révèlent en général de bons conseils. Ils désignent les témoins ou coupables des pillages. Alors les chercheurs interrogent ces derniers, qui leur donnent la destination des statues.
Et c’est ainsi, de proche en proche, que l’équipe remonte la filière. Un contact local leur fait également rencontrer l’un de ceux qui organisait le trafic. Désigné sous le pseudonyme de Thom, ses informations détaillées permettront beaucoup de recoupements. Avec un associé, il contrôlait un territoire au nord, précisément défini, parfois à la rue près. Des binômes similaires s’occupaient des autres régions.
Enfant du pays, Thom avait été forcé de s’engager dans l’armée à onze ans. Sachant monter à cheval, il obtient le poste convoité de messager des Khmers rouges, puis est promu soldat. Ensuite, au moment des déportations et exécutions massives, il déserte et s’enfuit dans la jungle. Il s’y cache pendant trois ans, se réfugiant parfois dans des temples. Une connaissance du terrain qui lui servira lors de sa reconversion, quand les Vietnamiens renversent le régime des Khmers rouges en 1979 : las de la guerre et pris de remords selon ses dires, il se tourne en effet vers une activité illégale, mais moins meurtrière : le trafic d’antiquités.
Il faut dire que son oncle s’y est déjà essayé et lui met le pied à l’étrier. Thom développe alors son organisation ainsi qu’une certaine expertise de l’art khmer, qu’ont pu vérifier les deux chercheurs : lui présentant un catalogue, il a identifié immédiatement, uniquement à partir des photos, le style et l’époque des statues.
Thom avait directement sous ses ordres un petit groupe d’hommes. Mais pour fournir la main-d’œuvre au pillage − les statues étaient parfois d’assez grandes dimensions −, il recourait aux villageois. Il dit avoir rétribué ceux qui étaient volontaires, mais pouvait aussi forcer ceux qui ne l’étaient pas. Cette organisation lui a permis de piller jusqu’à plusieurs dizaines de statues par an. Des temples, il faisait convoyer les statues jusqu’à ce qui apparaît comme la plaque tournante du trafic, une ville du nord du pays appelée Sisophon. Le transport se faisait en char à bœuf, en camion, voire même en éléphant.
Les gangsters : À Sisophon, il y avait deux frères. Des truands : trafic d’antiquités, de drogue, proxénétisme, d’après différents témoignages. Il s’agissait des passeurs. Le premier livrait les statues à la frontière thaïlandaise, souvent avec des camions fournis par la faction paramilitaire dont il était membre. Le second se chargeait de récupérer les paiements auprès des intermédiaires thaïlandais. Aujourd’hui le premier est mort, mais la population prend soin d’éviter l’autre, suspecté de plusieurs meurtres et toujours en activité.
Les intermédiaires thaïlandais : Pourquoi passer par la Thaïlande ? Parce que ses douanes surveillaient surtout l’exportation de leurs propres antiquités. Pas celles du Cambodge. En Thaïlande, les intermédiaires étaient principalement localisés dans deux villes de l’autre côté de la frontière. Les habitants de l’une d’elle se rappellent le ballet de camions remplis de statues, souvent militaires, et se dirigeant vers Bangkok. Ils disent que tout le monde dans la ville touchait de près ou de loin au trafic. Et que les plus riches de la ville l’avaient été grâce à ce dernier.
À Bangkok : La plupart des témoins désignent un homme, à Bangkok, comme la pièce maîtresse du trafic. C’est le « Janus », du nom du dieu romain aux deux visages : un vendeur d’antiquité ayant une façade légale et une autre illégale. Il était chargé de blanchir les produits des pillages afin de les introduire sur le marché de l’art. Désigné par les chercheurs sous le nom d’emprunt de Kanok, il aurait des liens étroits avec l’armée thaïlandaise qui faciliterait le transport des statues. Durant ses recherches, l’équipe a identifié principalement deux routes pour sortir les antiquités du pays, toutes deux aboutissant à Bangkok.
La première, au nord-ouest, est celle qui passait par Sisophon. C’est celle où le banditisme était le plus impliqué. Mais il y en avait une seconde, au Nord, qui était utilisée par les Khmers rouges dans les années 1970. Chaque intermédiaire, bien sûr, prélevait sa commission. Et, comme l’écrivent les chercheurs, « Thom remarqua avec un certain fatalisme qu’il y avait une augmentation considérable des marges de profit plus on montait dans la chaîne, et qu’un des principaux associés thaïs de Kanok était aujourd’hui très riche et s’était établi aux États-Unis »
Les plus hauts dans la filière avaient donc tout intérêt à faire perdurer l’organisation. Thom rapporte avoir essayé une fois de court-circuiter les deux frères de Sisophon en amenant lui-même une statue en Thaïlande. Mais Kanok refusa. Et l’oncle de Thom, qui fit la même chose, eut moins de chance : il fut abattu peu après.
Nicolas Constans - Source : Le Monde.fr - Association des journalistes du Patrimoine
• D’après les témoignages de plusieurs archéologues, la pratique du « vol sur commande » était très répandue pendant les années 1990. Mais ce n’est pas ce qu’ont raconté les pilleurs. Ils envoyaient des photos des statues qu’ils avaient volées et les passeurs lui proposaient un prix, assez peu négociable. Ou alors ces derniers lui demandaient un certain type de statues, mais sans être plus précis que ça. Cela dit, pendant leur enquête, les deux chercheurs ont été contactés par un intermédiaire thaïlandais qui leur proposait de tels vols sur commande.
• Le pillage aujourd’hui : Tous les témoignages oraux convergent pour montrer que l’essentiel du trafic a commencé lors de la guerre en 1970 et a nettement diminué avec la chute des Khmers rouges en 1998. Après la guerre, les autorités ont nettement amélioré la sécurité autour des temples. Et les témoignages soulignent qu’aujourd’hui, la plupart des « bonnes pièces » ont déjà été pillées. Mais ils mentionnent aussi que dans une ville thaïlandaise, un important vendeur d’antiquités entrepose certaines pièces dans son hôtel où des acheteurs intéressés peuvent les consulter discrètement.
• La récupération des statues : La paix revenue, le Cambodge a commencé à réclamer certaines statues. Mais il ne les récupère qu’au compte-gouttes. Il y a deux mois, Sotheby’s a finalement accepté de lui renvoyer deux statues pillées vers 1972 en échange d’un arrêt des poursuites de la justice américaine.
• L’implication des militaires : En 1998, profitant des désordres dus à l’ultime défaite des Khmers rouges, des généraux cambodgiens ont mis à sac le site de Banteay Chhmar. Avec des bulldozers, ils font évacuer plus de 30 tonnes de statues et bas-reliefs avec un convoi de camions, pour les vendre en Thaïlande. L’un des deux truands de Sisophon semble y avoir joué un rôle important. Les témoignages recueillis par les deux chercheurs confirment que cette opération, pour spectaculaire qu’elle fût, n’était pas isolée. Pendant la période de conflit, des groupes militaires et paramilitaires appartenant aux différents camps ont ordonné à la population de piller un grand nombre des sanctuaires khmers. Dans quelle mesure ce trafic a-t-il financé la guerre est un point dont les historiens débattent (tout comme pour l’Irak, l’Afghanistan et récemment la Syrie) ?
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