Avec le château de Dampierre sur Boutonne, connu pour sa fameuse galerie des alchimistes, le château de Crazannes, situé près de Saintes, est l’objet de toutes les attentions. Le livre paru aux éditions du Croît Vif, "Crazannes, logis alchimique" permet de mieux comprendre le double langage des sculptures qui ornent sa façade.
Le savez-vous ? La façade du château de Crazannes, datant du XVIe siècle, possède deux niveaux d’interprétation. L’être et le paraître ! Tandis que certains y voient des sculptures “ésotériques“, d’autres se montrent plus réticents. Alchimie ou pas alchimie ? Voilà bien la question…
En 2003, Nicolas Faucherre, alors enseignant à l‘Université de La Rochelle et Antoine Pellerin, un passionné d’alchimie, acceptent de travailler sur le sujet, répondant à la demande de François Julien Labruyère, directeur des éditions du Croît Vif.
Cette aventure littéraire n’est pas le fruit du hasard. D’une part, les deux hommes se connaissent. D’autre part, l’une des étudiantes de Nicolas Faucherre s’intéresse au château et ses recherches se heurtent à des interrogations.
C’est en l’accompagnant à Crazannes qu’Antoine Pellerin remarque les nombreuses sculptures qui embellissent la façade principale. Intrigué, il les observe minutieusement et arrive à cette conclusion : dans leurs représentations, les artisans ont glissé des “messages“ particuliers s’adressant à des initiés. L’alchimie y apparaît en toile de fond. Une telle révélation n’a rien d’étonnant. Les travaux de construction ont été commandés par Aimery Acarie du Bourdet au début du XVIe. Au cœur de la Renaissance, ce siècle est bouillonnant d’idées avec des humanistes comme Michel de Montaigne ou François Rabelais. Venant d’Italie, des aspirations nouvelles viennent rompre “la mystique austère“ du Moyen-Âge.
L’idée d’écrire un ouvrage prend rapidement forme. Nicolas Faucherre est chargé de la partie historique. Grâce à des documents précieux (dont les écrits de Denys Joly d’Aussy), il recueille bon nombre d’informations. Cependant, il reste une question à laquelle il ne peut répondre : « Quelle preuve a-t-on que Bourdet était apte à comprendre le double langage des sculptures qu’il avait sous les yeux ? ». Pas la moindre, malheureusement.
Au fil du temps, le logis a traversé des périodes difficiles. Au XXe, soucieux de protéger l’édifice qui menace ruine, Chaudruc de Crazannes entreprend une rénovation : « les sculptures d’origine, déposées vers 1830, ont été remises en place dans les années 1920. D’autres, trop abîmées, ont été refaites à d’identique, soit à cette période, soit en 1942 à la demande des Bâtiments de France qui confiaient ces réalisations aux artistes. Ils échappaient ainsi au
STO ».
Profitant d’un échafaudage, les deux auteurs ont localisé, dans les parties hautes, des éléments anciens réinsérés dans la maçonnerie. Ils ont identifié « des sculptures neuves, ainsi que celles qui avaient été simplement réparées par l’adjonction d’attelles de ciment pierre ». La seconde façade aurait dû être restaurée pareillement (les entourages de fenêtres avaient été préparés par les ouvriers), mais elle est restée en l’état. Elle affiche une allure étrange de manoir écossais, moins attrayante aux yeux des amateurs que sa “sœur jumelle festonnée“.
« Le livre que nous avons écrit est aussi l’histoire de cette enquête » remarquent Nicolas Faucherre et Antoine Pellerin.
Un alchimiste ne dira jamais qu’il l’est
« L’alchimie est un labyrinthe : vous pouvez frapper à sa porte et rester en errance ». En écoutant ces recommandations qui s’adressent aux “profanes“, on imagine un chemin long et semé d’embûches. La facilité serait de rester dans l’ignorance et de ne pas se prendre la tête. Toutefois, “la curiosité“, comme l’appelle Antoine Pellerin, chercheur passionné par l’imagerie et la culture alchimistes, est plus forte. Il nous livre un bel aperçu de ses connaissances dans l’ouvrage consacré à Crazannes.
Durant de longs mois, il s’est investi dans cette tâche avec une attention particulière. La publication du livre a été « une sorte de conclusion », lui permettant d’envisager d’autres champs d’investigation. Le thème est loin d’être épuisé, en effet !
Les demeures philosophales du département seront-elles un jour recensées dans un guide ? Et pourquoi pas en deux versions, l’une destinée aux touristes et l’autre s’adressant à un public ciblé ?
Le château de Crazannes est le premier édifice Renaissance de la région à présenter une façade ornée à usage privatif. Deux lectures y sont offertes, l’une esthétique, l’autre relevant d’une « métaphysique opérative ».
Au château de Dampierre, la fameuse galerie à caissons, restaurée après le tragique incendie de 2002, est un lieu incontournable. Ajoutons à cette liste l’église de Lonzac et le château d‘Usson, situé à Pons, dont la structure primitive se trouvait sur la commune d'Echebrune (il a été reconstruit pierre par pierre au XIXe siècle). Sans doute y manque-t-il des détails architecturaux, à moins que l’ingénieur William Augereau, en alchimiste averti, ait préservé les équilibres de sa nouvelle résidence !
Longtemps confondue avec la magie et l’occultisme, l’alchimie est entourée d’un halo secret. Au XIXe siècle, Marcelin Berthelot voyait en elle « la recherche, d’inspiration spirituelle, d’un élixir universel capable d’opérer la transmutation de l’être et des métaux vils en or ».
« Il s’agit d’une science traditionnelle » estiment les spécialistes, « on doit la définir en fonction de ses rapports avec les structures et les valeurs des sociétés, des civilisations orientales et occidentales, antiques et médiévales où elle est née et s’est développée. Il faut se garder de la réduire à nos systèmes. C’est une mystique expérimentale. Elle observe principalement les relations entre la vie des métaux et l’âme universelle. Son désir est de délivrer l’esprit de la matière et la matière de l’esprit ».
Les trois voies de pénétration de l’alchimie arabe en Europe ont été l’Espagne (les Maures nous ont légué l’alambic), la Provence et la Sicile. Chassés d’Espagne, les savants juifs, installés dans le Sud de la France, ont contribué à sa propagation. Toutefois, nous n’avons pas à rougir : la plus vieille formule alchimique que nous possédons revient au moine Théophile. Dans son traité datant de la fin du XIe siècle, intitulé « Schedula diversarum artium », il mentionne le traitement des métaux pour fabriquer « de l’or arabe et de l’or espagnol ». En fait, il s’agirait d’alliages.
S’il vous prenait l’envie de faire des expériences, il existe, dans la librairie du château de Dampierre, un catalogue édité par une association du centre de la France. Y sont recensés tous les objets dont l’alchimiste a besoin dans son laboratoire. Le feuilleter, c’est entrer dans un autre univers. De nos jours, il est vrai que le four à micro-ondes est plus répandu que la cornue ! Quant à l’athanor, appelé four philosophique car il devait permettre de réaliser la pierre philosophale (lapis philosophorum), il fait figure d’étrange objet. En forme de tour, il avait en son intérieur un récipient ovale (l’œuf) qui contenait la substance devant se transformer en pierre philosophale.
Qu’importe si tout cela dépasse l’entendement, ne dit-on pas que pour comprendre l’alchimie, il faut oublier le moment présent ?…
Autrefois propriété de M. et Mme de Rochefort, le château de Crazannes appartient à Jean-Pierre et Marie-Claude Giambiasi. En 2010, ils l’ont acheté à la barre du Tribunal de Saintes pour la somme de 1,33 M€. Le château, qui abrite des chambres d’hôtes, sera ouvert du 1er avril au 1er novembre. Le couple souhaite poursuivre les restaurations et aménager des jardins à la française.
• Crazannes a inspiré le conte du Chat Botté :
La sœur de Louis Acarie de la Rousselière, avait épousé Jules Gouffier, comte de Caravaz, marquis de Saint-Cyr (XVIIeme). C’est ce personnage que Charles Perrault transforma en marquis de Carabas dans “Le Chat Botté“. La famille ayant possédé Crazannes, le château est entré dans la légende !
Des personnages célèbres sont passés par le château de Crazannes, dont le Prince Noir en 1362, (son nom est associé au château de Lormont près de Bordeaux), et le roi François 1er en 1519. Pierre Louis de La Rochefoucauld, évêque de la ville de Saintes, qui fut massacré à Paris en 1792, y séjourna.
• La rosée des philosophes. Cette gravure extraite du Mutus Liber (conservé aux Archives de La Rochelle) montre l’alchimiste et son épouse étendant et tordant des draps pour recueillir la “rosée céleste“ qui doit devenir la “rosée cuite“ dans la suite des opérations. Le mot “rosée“ a le sens grec de “rosis“ qui veut dire force, énergie.
DE L’OR ALCHIMIQUE
• Le point de vue d’Antoine Pellerin
La curiosité est de toutes les époques. Dès l’antiquité, les hommes veulent comprendre le monde qui les entoure. La création les fascine. Qui sont-ils, d’où viennent-ils, où vont-ils ? Le mystère reste entier et, aujourd’hui encore, des personnes continuent à chercher, à explorer pour essayer de trouver la clé des songes. La fusion des métaux, l’expérimentation des alliages leur ouvrent des nouvelles perspectives. La société progresse.
Contrairement à la chimie, née XVIIIe siècle, qui codifie les formules, l’écriture alchimique n’existe pas. La passation des connaissances est classique, elle s’effectue du maître à l’apprenti. Seuls les esprits suffisamment motivés, délivrés des œillères, accèdent à la connaissance.
Des ouvrages comme le “Mutus Liber“, édité en 1677 à La Rochelle par un dénommé Altus, est révélateur : il ne comporte que des gravures. En s’exposant, les alchimistes couraient un danger réel puisque l’Église leur était hostile. En conséquence, ils utilisaient un langage codé, allégorique. Les textes anciens parlent « de principes universels qui s’adressent au monde vivant ». La pierre philosophale est mentionnée plus tardivement.
Les livres sont cryptés et difficiles à comprendre. Il faut d’ailleurs lire les récits des alchimistes avec prudence car leurs textes, y compris ceux les concernant, sont dignes des agents secrets. Quand Nicolas Flamel va à Saint-Jacques de Compostelle chercher l’étoile, il ne part pas en pèlerinage ! Il s’y rend par la terre, c’est-à-dire par voie sèche et rentre par la mer, la voie humide. En alchimie, « la voie sèche et son terme », décrits dans le traité de Basile Valentin en 1599, correspondent à la douzième et dernière clé de l’Œuvre. Son symbolisme se rapporte à une suite d’opérations dont l’ensemble est nommé “voie sèche“ par opposition à “la voie humide“ qui exigerait des ballons en verre plutôt que des creusets pour la préparation de la pierre philosophale…
Il est évident que tous les alchimistes n’ont pas poursuivi les mêmes recherches. Au XVIe siècle, on les dit matérialistes, axés sur la transmutation des métaux. En France, des monnaies auraient été frappées avec de l’or alchimique, pur à 100 %, donc sans impuretés.
Au XVIIIe, c’est la franc-maçonnerie qui donne à l’alchimie sa connotation intellectuelle et philosophique, en la présentant comme une “aspiration à la connaissance“.
Au XXe siècle, “l’alchimiste“ de Paulo Cuelho devient un best-seller ! L’alchimie garde sa part de mystère et elle fascine toujours et encore. Quant à l’artiste de Crazannes, il nous laisse une belle énigme sculptée dans la pierre, « signature anonyme et magnifique qui s’accorde au précepte du prophète Zoroastre : savoir, pouvoir, oser, se taire »…
• Bernard Palissy, grand passeur alchimiste
Au XVIe siècle, seule l’élite accède au savoir. Le peuple, qui ne sait ni lire, ni écrire, est “éduqué“ par notre Sainte Mère l’Église. Elle lui inculque la voie. Pour éviter qu’il ne reprenne des pratiques païennes, lui donner une ligne de conduite est l’objectif à suivre. N’oublions pas que la fête de Noël a remplacé les “festivités“ qui entouraient le solstice d’hiver, trop débordantes aux yeux des ecclésiastiques.
L’Église a institué des codes qui permettent aux hommes et aux femmes de vivre dans une société structurée. Dire que le cadre est rêvé est affaire d’appréciation puisque les commandements enseignés ne sont pas forcément suivis, à commencer par ceux qui les enseignent ! Tandis qu’une partie de la population vit dans l’ignorance, les esprits libres s’évadent et formulent la critique. Ils veulent comprendre le monde, au-delà des apparences, sans s’arrêter au “divinement correct“.
Certains n’hésitent pas à braver l’Église en soutenant des thèses “révolutionnaires“. Essayer de démontrer que la Terre est ronde, et non pas plate, en est l’illustration. En 1633, l’astronome Galilée est obligé de se rétracter devant le tribunal de l’Inquisition et les théories de Copernic, astronome polonais, subissent de violentes attaques.
Exposés à des représailles qui peuvent leur coûter la vie, les alchimistes sont d’une extrême discrétion. Ils parlent par symboles, dans un langage dit hermétique. « Ils communiquaient par la sculpture, de la même manière qu’un portail roman conte l’histoire évangélique. Chez nous, les deux grands passeurs alchimistes sont François Rabelais, et Bernard Palissy qui était protestant » souligne Nicolas Faucherre.
Les historiens admettent qu’humanisme et Réforme ont une origine commune. En 1530, la première traduction de la Bible en français, afin de la rendre plus accessible, est condamnée par les autorités de la Sorbonne. D’abord favorable à la liberté de croyance, le roi François 1er durcit son attitude et fait brûler des Luthériens. Suivront les sanglantes guerres de religion.
Pendant ce temps-là, ceux qui n’entrent pas dans le moule - et les alchimistes en font partie - préfèrent garder le silence. Ils ne disparaissent pas pour autant, ils se protègent des intransigeances religieuses.
Si l’on en croit Antoine Pellerin, le témoignage de Crazannes est révélateur de leur présence “invisible“. De nos jours, ils poursuivent leurs travaux et des écrits comme ceux du grand Henry Corbin (auteur de “l’alchimie comme art hiératique“), qui fut titulaire de la chaire d’Islamisme à la section des Sciences Religieuses de l’École Pratique des Hautes Études, sont très édifiants.
Nicole Bertin