mercredi 1 avril 2020

Coronavirus/Quelles leçons tirer de l'épreuve que nous traversons ? Le point de vue de Didier Colus : « La machine était devenue folle »

Nous vivons une situation exceptionnelle, non seulement de confinement, mais de remise en question. Au cœur de cette épidémie, de nombreuses voix se font entendre.  
Nous avons recueilli les points de vue de Charentais-Maritimes qui ont répondu à la question suivante : « La crise sanitaire qu'engendre le coronavirus bouleverse tant la population mondiale en matière de santé que nos modèles économiques. Quelles leçons en tirer ? ». 
Didier Colus, professeur de lettres et écrivain, nous fait part de ses réflexions :

Didier Colus : «  chacun savait au fond de soi, en conscience, que les choses ne pourraient pas durer indéfiniment sur cette ligne, qu’un caillou viendrait se mettre dans les rouages de la machine devenue folle »...


« Le sujet est si vaste ! Ce que je trouve le plus curieux dans cette affaire, c’est que ce soit un minuscule fragment d’ARN entouré d’une coque graisseuse qui ait réussi ce que d’immenses mouvements sociaux, de très longues négociations, des bibliothèques entières de traités économiques et d’études sociales, une infinité de rencontres, de colloques, de sommets, le rétablissement du quasi-esclavage avaient à peine ébranlé : stopper l’irrésistible glissement vers le primat d’un libéralisme devenu fou.
Peut-on parler de « modèles économiques » ? C’est une expression optimiste qui suppose que quelqu’un ou quelques-uns dirigeaient ou du moins maîtrisaient la machine. Mais tel n’était pas le cas, je crois. A partir du moment où a été abandonnée la ligne keynésienne de la marche en avant du monde "libre", ce qu’on appelle l’économie est entrée dans un cycle dément, une sorte de marche en avant irréfléchie, avec comme seul horizon le "toujours plus". Comment imaginer plus folle philosophie lorsqu’on se meut dans un monde par définition fini ?
Comme Napoléon, il fallait donc, pour continuer debout, avancer coûte que coûte, toujours plus vite, plus loin, sans regarder ni à gauche ni à droite, dans l’optique terriblement réductrice de cette pensée unique : hors le libéralisme, puis l’ultra-libéralisme, puis le néo-libéralisme, point de salut. Dans une telle démarche de canard sans tête, on trouve vite son Armaguedon : l’hiver moscovite pour l’un, le Covid 19 pour l’autre.
Le système du monde d’avant avait pour principe de rogner toujours davantage le collectif pour glorifier l’individuel, de sacrifier le public au privé, de mettre les individus en concurrence, l’Auvergnat contre le Parisien dans un premier temps, puis le Français contre le Chinois, bientôt le Chinois contre le Bengali et enfin l’homme contre le robot.
Ad majorem nihil gloriam : Pour la plus grande gloire de rien ? Oui, parce que c’est rien ou à peu près, le principe du gagner plus pour dépenser plus, détruire davantage pour jouir moins, se blaser à force de trop d’aisance, faire de l’hybris sa ligne de conduite morale, avoir le très court terme pour horizon éthique. Vous avez dit "éthique" ?
Pendant ce temps, se creusent ce que l’on appelle pudiquement les « inégalités » qui sont en vérité des gouffres obscènes dont l’impudeur est telle qu’on n’ose même plus lui donner de nom, car l’innommé n’existe pas. On en était arrivés à détourner les yeux pour ne pas avoir à froisser la délicatesse de son bel esprit et de son odorat. Mais jouissance sans conscience n’est que ruine de l’âme et ainsi, à cause du sinistre fragment d’ARN, se découvre une réalité affreuse que nul n’aurait jamais voulu voir affichée : le roi est nu.
Le roi est nu. Ça fait peur aux puissants comme aux démunis, l’avion n’a pas de pilote, même le prince Charles est concerné. Certes, ce n‘est pas le Ravage de Barjavel, ni - du moins pas encore - l’apocalyptique Day after. Ça ressemble davantage à un silencieux bal des ardents ; je songe aussi à la prodigieuse tapisserie d’Angers. Apocalyptique, oui.

Nous étions sur une sorte de ligne de crête, "un volcan trop vieux qu’on croyait éteint ». Le plus souvent, c’est la guerre qui met à terre les systèmes cacochymes qui se pensent pourtant pleins des promesses de la jeunesse. D’autres fois, c’est la peste, le choléra… Il n’y aura pas autant de morts ce coup-ci, du moins parmi les hommes. Ce ne sera même pas de ce point de vue la grippe « espagnole »  de 1918, ni même la grippe asiatique de l’hiver 57-58. Pourtant, je crois que les dégâts seront immenses. Parce que chacun savait au fond de soi, en conscience, que les choses ne pourraient pas durer indéfiniment sur cette ligne, qu’un caillou viendrait se mettre dans les rouages de la machine devenue folle. Il nous faut trouver un nouveau Paul Dukas pour mettre tout ceci en musique.

Alors la leçon que j’en tire ? Eh bien je copierai sur un de mes anciens collègues professeurs, révérence gardée, qui, il y a 25 siècles, disait que l’homme est la mesure de toute chose. Il s’appelait Protagoras ».


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