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mardi 12 novembre 2024

Tapage nocturne sur la place du château de Jonzac... en 1728

L'époque où Jonzac vivait du "cuir blanc" et de la serge

L'historien Marc Seguin nous conduit à Jonzac au début du XVIIIe siècle au travers d'une affaire qui implique trois délinquants. Professeur d’histoire et géographie, spécialisé en paléographie du XVIe siècle, membre de l’Académie de Saintonge, Marc Seguin a présidé la Société des Archives historiques de la Saintonge et de l’Aunis jusqu’en 2018. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont l’important tome 3 de L’Histoire de l’Aunis et de la Saintonge sous la direction de Jean Glénisson. Son dernier livre, paru aux éditions la Geste, raconte La vie des seigneurs et dames de Jonzac de Charles VII à Louis XIII. Notons également un autre ouvrage "Jonzac au fil des siècles" qui permet de mieux comprendre les évolutions de la ville. 

« Nous sommes les derniers héritiers d'un long XIXe siècle qui fut celui de la morale enseignée à la fois par l'Eglise et l'Ecole publique. Jusqu'aux années 1950, il n'était pas téméraire de laisser sa valise sans surveillance, et il n'était pas convenable de gêner son prochain, surtout quand il dormait.

Carte du XVIIIe siècle
Ce temps semble révolu. Ne nous laissons pourtant pas aveugler : si la violence est trop souvent présente aujourd'hui, c'était pire autrefois ; sous l'Ancien Régime, elle était, pour ainsi dire, quotidienne. Voici un appel au parlement de Bordeaux qui en fournit une illustration jonzacaise avec la mésaventure du marchand Jean Baudouin, blessé au cours de la nuit du 3 au 4 juillet 1728 pour avoir tenté de mettre fin à un tapage nocturne sur la place du château.

Condamné pour profanation dans l'église de Brizambourg
Nous présentons la gravure d'un « sommaire » contemporain qui ne concerne pas notre affaire, mais celle d'un « étranger » condamné à être brûlé vif à Bordeaux pour une profanation dans l'église de Brizambourg, en Saintonge. Celui qui nous intéresse fut rédigé par un avocat et venait tout droit de « chez Jean-Baptiste Lacornée, imprimeur de la cour de parlement et de l'hôtel de ville, rüe Saint-Jâmes, vis à vis rüe de Gourgue », à Bordeaux, bien entendu. Ce genre littéraire a connu des succès tout au long du XVIIIe siècle car les hommes de loi adoraient publier leur prose. Une masse énorme a été imprimée, mais il nous en reste peu d'exemplaires ; c'est une chance d'en retrouver un qui soit local. La modeste affaire qui est à l'origine de ce texte a eu un retentissement suffisant pour qu'on juge bon de la porter à la connaissance du public. Les nombreux Jonzacais qui allaient alors plaider à Bordeaux ou qui y fréquentaient les foires d'octobre ont dû s'en procurer quelques-uns, les rapporter chez eux, les lire en famille, les commenter au cabaret, peut être en rire, aux dépens des victimes.

Efforçons-nous de replacer cette nuit d'été dans son cadre de 1728

Ecartons les images misérabilistes dont on se croit tenu d'enlaidir le passé, surtout quand il s'agit du temps des rois et des seigneurs, lesquels, comme l'insinuait naguère l'Ecole, auraient pris un plaisir vicieux à rendre leurs sujets malheureux. Imaginons tout au contraire des années de bonheur relatif. On vient d'effacer les conséquences du « système de Law ». Ce banquier étranger avait cru opportun de créer un papier-monnaie ! On se méfie désormais de telles initiatives si néfastes aux affaires. Louis XV, "le Bien Aimé", n'a que 18 ans et laisse le souci du gouvernement à son vieux précepteur, le cardinal de Fleury, qui dirige le pays jusqu'à sa mort, en 1743, à 90 ans. Ce principal ministre (sans le titre) est intelligent, pacifique, économe et prudent. La France bénéficie d'une longue période de tranquillité et de prospérité, de « croissance », comme on dirait aujourd'hui. Les saisons sont à peu près telles qu'on les souhaite ; les récoltes suivent et le contenu des assiettes aussi.

Présence d'anciennes carrières au cœur de Jonzac dans le secteur appelé "Roquefort"

Les Jonzacais profitent de cette aimable conjoncture. Pour quelques décennies encore, leur « ville » - qui se dit telle depuis 1625 - vit de la production du « cuir blanc » et de la serge, deux activités artisanales animées par un fort groupe de marchands, tous protestants mal convertis. Depuis le château jusqu'à « Roquefort» (au bas de l'actuelle rue d'Alvy), s'affairent blanchers, blanconniers et chamoiseurs qui collectent leurs peaux de moutons chez les bouchers de tout le Sud-Ouest : on sait combien était répandu l'élevage des « bestes à laine »

Sur la rive droite de la rivière se succèdent les « adouberies », sortes de hangars qui abritent ces activités malodorantes : les peaux séjournent dans différents bains (de l'urine, par exemple) jusqu'à atteindre le degré de pourrissement convenable. En cette nuit d'été, imaginons la puanteur ! Les chevaux refusent d'absorber le liquide nauséabond qui stagne dans la Seugne; on est obligé de les conduire en amont, à « l'abreuvoir du château » où la puanteur est un peu moindre. Le « cuir blanc » qui en résulte sèche au vent dans les galeries placées à l'arrière des maisons et qui sont un élément de l'architecture locale. Destiné à donner gants et culottes, ce produit coûteux est vendu aux fabricants de Saint-Junien et de Vendôme qui séjournent parfois à Jonzac : une maison de la place du château s'appelle même « La Vendômoise ». A la vérité, cette « industrie » entame alors son déclin. 

Les bordures de Seugne, où l'on remarque d'anciennes abouderies,
inspirent les peintres (œuvre d'Anne d'Aressy)
L'autre secteur, en plein essor depuis un demi-siècle, tend à l'emporter; c'est celui de la serge, une étoffe grossière de laine, qu'on écoule aux foires de Bordeaux. N'oublions pas que Jonzac n'est alors qu'un modeste satellite du grand port aquitain. Tout le monde connaît le chemin : Jonzac-Montendre-Blaye-Bordeaux. Le bourg « produit » des étoffes, ce qui ne veut pas dire qu'on y trouve des fabriques. Cardeurs, fileurs et sergers, à la fois laboureurs à bras et artisans, œuvrent en famille dans les paroisses environnantes. Les marchands - qui sont aussi ceux du cuir - fournissent la laine, matière première, paient (le moins possible) une main-d'œuvre qui compte un grand nombre de femmes et d'enfants. L'affaire qui nous occupe se déroule dans le milieu des blanchers, lesquels, rappelons-le, sentent mauvais, mais ne manquent pas d'argent.

Que dirons-nous de la place du château en 1728 ?

Elle est plus étroite qu'aujourd'hui comme le prouvent les caves qui existent encore sous les rues actuelles. Inutile de décrire l'édifice que chacun connaît. Le comte, Louis-Pierre-Joseph Bouchard d'Esparbès de Lussan d'Aubeterre, n'y séjourne que s'il a vraiment besoin d'argent, à la différence de ses fermiers et de ses officiers qui collectent avec profit les redevances diverses que leur maître dilapide à Versailles et à Paris. Considérons plutôt la halle, probablement un vaste hangar avec une forte charpente de chêne, sans doute érigée par Renaud de Sainte-Maure au XVe siècle. Elle devait ressembler à celles qui existent encore à Cozes et à Pisany. Elle abritait aussi le « parquet et auditoire » du tribunal seigneurial, et des « bancs » acensés par les marchands. Cet édifice vénérable, si animé aux jours de foires, est désaffecté un peu plus tard, en 1759, et déplacé dans le cimetière, près de l'église. Nous remarquerons aussi, à proximité, un « puits du marché de la volaille ».

Reste un dernier élément : le cabaret, lieu de sociabilité où se traitent les marchés, où les hommes passent leurs soirées, comme ceux qui sont en cause ici. C'est « le théâtre du monde » ; tout y est public, des émotions aux affaires, en passant par les discussions politiques ou religieuses. Les archives judiciaires apportent tous les renseignements souhaitables sur ces établissements : on y joue, on y triche, on y blasphème, on s'y insulte, on s'y bat, on s'y tue. On en sort souvent dans un état d'ivresse si avancé que le tapage nocturne n'est qu'une moindre conséquence.

« Les nommez Matignon, Blanchard et Bontemps... sont trois jeunes gens de la ville de Jonzac », trois célibataires, probablement mineurs, de moins de 25 ans. Rappelons qu'au XVIIIe siècle, l'âge du mariage devient tardif ; cette étape marque la véritable entrée dans la vie. Le nouveau ménage forme un « feu », un contribuable supplémentaire. Or, l'espérance de vie tend à s'allonger et les parents répugnent désormais à marier trop vite leurs héritiers, de façon à conserver le plus longtemps possible l'essentiel de leurs biens ; cela entraîne toutes sortes de conflits de générations et de frustrations pour des jeunes gens maintenus, d'autorité, dans un célibat prolongé.

Deuxième problème : ces hommes appartiennent au groupe qu'on appelle « nouveaux convertis » depuis la révocation de l'Edit de Nantes (1685). Ils ont (en théorie) suivi un enseignement obligatoire, imposé par Louis XIV et contrôlé par l'Eglise, tandis que leurs parents s'efforçaient, toutes portes fermées, de les éduquer dans la foi protestante. Ils sont administrativement catholiques, obligés de faire semblant d'adhérer aux « vérités » qu'ils refusent. Les autorités savent par expérience quotidienne et familiale que la politique religieuse de Versailles a été un échec. On punit toute manifestation trop publique ou trop agressive du culte interdit, mais au-delà on préfère fermer les yeux, de peur de molester des parents et de voir fuir ceux qui animent l'économie. A ce moment précisément, le syndic de Jonzac, c'est à dire le représentant des habitants, un peu l'ancêtre du maire, s'appelle Jacques Biré ; c'est un calviniste notoire, mais qui fréquente l'église, juste assez pour avoir la paix. Un syndic devrait être renouvelé tous les ans. Lui reste en place 18 ans, sans contestation. Il dispose d'un argument imparable : l'argent et les relations. Qui s'opposerait à lui ne vendrait plus rien.

En été, on travaille tard, jusqu'à la tombée du jour ; personne n'imagine alors que la durée du travail puisse faire l'objet d'une réglementation. Les trois blanchers en question sortent, « environ l'heure de minuit », de l'auberge de la veuve Fumeau « où ils avoient soupé » et bien bu. Pourquoi ne pas achever la soirée - ou commencer la nouvelle journée - chez « la nommée » Rodès, une autre veuve, une pauvre femme puisqu'on ne prend même pas la peine de lui attribuer un prénom. Elle « tient un petit cabaret de liqueurs », à proximité de la halle. Etonnante spécialisation ! Quel choix de « liqueurs » propose-t-on ? Nous n'en savons rien ; Matignon et ses deux amis désirent seulement de l'eau de vie qu'on n'appelle pas encore du cognac. Or, la « nommée Rodès » est déjà couchée et refuse de se lever pour vendre de l'alcool à des personnages « sans doute pris de vin ». Ceux-ci vocifèrent, insistent, entreprennent d'enfoncer la porte et de faire assez de fracas pour qu'elle se sente obligée de leur répondre.

« Ils frappèrent si rudement, tant à la porte de la Rodès que sur les bancs de la halle qui sont à deux pas de sa maison qu'ils donnèrent l'allarme à tout le quartier qui étoit enseveli dans un profond sommeil ». Il fait chaud, et malgré les effluves pestilentielles qui montent de la Seugne, beaucoup ont choisi de laisser pénétrer un peu de fraîcheur nocturne dans leur chambre. « Les uns mirent la tête à la fenêtre, les autres sortirent de leurs maisons ». La vie privée telle qu'on la conçoit aujourd'hui n'existe pas encore. La rue est un spectacle permanent. La moindre émotion est publique ; on crie, on appelle, et le voisinage accourt. C'est ce que fait le marchand Debordes, un homme sérieux : « vers l'heure de minuit, il entendit un grand bruit qui se faisoit à la porte de la Rodès et sous les bancs de la halle, ce qui l'obligea de sortir pour voir ce que c'étoit. Et étant dans la rüe, il oüit la voix du nommé Blanchard qui se disputoit avec Brissonneau, prévôt de la présente jurisdiction ».

Nous dirions aujourd'hui que Brissonneau est le policier municipal ; mais en 1728, à Jonzac, il n'y a rien qui ressemble à une municipalité. C'est un petit officier attaché au tribunal seigneurial, responsable du maintien de l'ordre, et qui ne refuse pas les heures supplémentaires, sans gagner plus. « Se retirant au château du présent lieu et étant arrivé devant la halle dudit Jonzac, il entendit des personnes qui frappoient à force de bras sur les bancs de la halle ». On voit par là que c'est un agent consciencieux : il se sent concerné par la détérioration du mobilier dans un local qui appartient à son seigneur-employeur, mais la porte de la veuve Rodès le laisse indifférent. Cela « l'obligea de s'avancer pour scavoir ce que c'étoit. Et aussitôt qu'il fut arrivé, il rencontra le nommé Blanchard auquel il dit que c'étoit fort salle et fort vilain de faire un tel bruit ».

Aussitôt, Blanchard réplique : « Je me fourche de vous ! Je suis homme pour vous ! »

Le blancher n'a évidemment pas dit : « je me fourche de vous », mais « je me fous de vous ». Nous avons oublié le sens des injures; celui-ci s'est tellement affaibli qu'on n'en fait plus grand cas.

« Foutre » est alors une telle insanité qu'on n'écrit même pas le mot, sauf plus tard, sous la Révolution, et encore avec des points de suspension ! Le greffier, homme de bonne éducation, a cru devoir censurer un vocabulaire aussi malséant. Quant à « je suis un homme pour vous », c'est tout simple, cela signifie : je vais vous casser la figure.

Le représentant de l'ordre n'insiste pas et disparaît dans l'ombre, laissant à l'initiative privée la charge de veiller sur la tranquillité publique.

Surgit alors un autre marchand, Jean Baudouin. Nous avons aussi affaire à un fils de « nouveau converti », à un de ceux qui assurent l'écoulement du cuir blanc à Bordeaux, un homme respectable : le greffier n'omet pas son prénom et ne se contente pas du « nommé », comme pour les gens de peu. Il sort de chez lui « en chemise, ayant seulement ses culottes », et entreprend de « remontrer à ces particuliers qu'il ne leur convenoit pas et qu'ils avoient grand tort de venir troubler le repos de tout le voisinage, et encore plus de faire un scandale à la porte d'une femme qui avoit toujours vécu avec honneur ». Il n'y a en effet nulle contradiction entre une conduite vertueuse et la vente des liqueurs ; mais cela sous-entend que d'autres Jonzacaises ne méritent pas ces éloges et qu'on peut leur rendre visite, de nuit, sans tapage, sinon sans scandale.

C'est aussitôt le drame, au sujet duquel les témoignages diffèrent quelque peu. Le sieur Desbordes « convint qu'étant auprès du puits du marché de la volaille avec Bontemps, accusé, il vint à eux. Baudouin dit à ceux qui frappoient sur les bancs de la halle que s'ils en faisoient autant à sa porte, il déchargeroit sur eux deux coups de pistolets. Ce que Matignon ayant oüi, il dit quelques injures à Baudouin, lequel, se sentant offensé, voulut courir sur Matignon qui étoit entre le puits et la halle ».

A ce moment du récit, il est utile de préciser que les relations de Baudouin et de Matignon sont depuis longtemps détestables; ils ont eu des différends et nul n'ignore leur haine réciproque.

« Debordes, craignant qu'il n'arrivât quelque désordre, se mit au devant (de) Baudouin, et Bontemps saisit Baudouin par un bras aussi pour l'empêcher de courir sur Matignon, pour éviter qu'il n'y eut pas de querelle... Pendant que Baudouin était retenu par Desbordes et Bontemps, Matignon vint de toute sa force où étoient Desbordes, Bontemps et Baudouin, et en arrivant à eux, Matignon donna un coup d'épée ou poignard sous la mamelle gauche de Baudouin, duquel coup, Baudouin demeura blessé ». Epée ou poignard ? Les témoins, alléguant l'obscurité, restent évasifs.

C'est que la différence ne tient pas seulement à la longueur de la lame. Passe encore qu'un noctambule, redoutant l'insécurité ambiante, se munisse d'un couteau, mais porter une épée, c'est se rendre coupable du délit de port d'arme, circonstance très aggravante. Chacun a bien localisé la blessure : « sous la mamelle gauche», à l'emplacement du cœur, ce qui laisserait supposer une intention homicide.

La victime est ramenée dans le lit qu'elle n'aurait pas dû quitter. La première réaction n'est pas d'appeler le vicaire ou un carme du couvent : ce catholique incertain se soucie peu des sacrements de l'Eglise et préfère s'adresser tout de suite au juge et au chirurgien-juré qui va établir un procès-verbal. L'usage est de gémir, d'assurer qu'on souffre atrocement, qu'on se sent mourir, puis de réclamer une forte indemnité pour les frais médicaux, par provision, en attendant le jugement. Ce sont des rites connus de tous. D'ailleurs Baudouin ne meurt pas ; pourtant, la blessure est « si considérable que les médecins et les chirurgiens la regardèrent comme incurable pendant plus d'un mois ». Il faut croire que nous avons affaire à un homme de robuste constitution puisqu'il réussit l'exploit de survivre aux soins répétés du corps médical jonzacais.

Si les risques de décès n'avaient pas été aussi évidents, nous n'aurions peut-être rien su. Jusqu'à une date récente, les historiens étaient persuadés que toute brutalité entraînait automatiquement l'intervention de la justice ; c'est souvent faux : les parties préféraient une transaction privée négociée par « les amis communs : c'est ce qu'on appelle la parajustice. Dans un premier temps, rien de tel : dès le lendemain matin, ou peut-être avant, en dépit de l'heure, Jean Baudouin « porta - ou fit porter - sa plainte devant le juge de Jonzac ». Rappelons que le tribunal de la haute justice (on en trouve un dans chaque châtellenie : Ozillac, Mirambeau, Nieul-le-Virouil, etc...) est formé de quatre hommes de loi nommés par le comte : le juge sénéchal (qui reçoit les appels des justices seigneuriales subalternes), le juge lieutenant et le procureur d'office, avec un greffier. Cette plainte est « tant contre Matignon que contre Blanchard et Bontemps, parties adverses, qui étoient en sa compagnie et par conséquent complices de son crime, rediderunt reum audatiorem. Deux jours après, à la vüe des charges par lesquelles il est constaté que ces trois particuliers étoient ensemble, et du rapport des médecin et chirurgien, le juge les decretta tous les trois d'un décret de prise de corps qui ne put être mis à exécution, ces trois particuliers ayant pris la fuite deux heures après l'action ».

Depuis des siècles, on redoute fort la « rigueur de justice». Mieux vaut ne pas se trouver sur place dans le premier moment, surtout si le blessé meurt, car la corde est vraisemblable, ou les galères jusqu'au milieu du siècle. Disparaître et attendre, voilà ce que recommande une expérience très ancienne. Inutile de fuir loin. Il suffit de se cacher à Cognac, par exemple, c'est à dire dans la sénéchaussée d'Angoumois et le ressort du Parlement de Paris. Il faudrait des semaines de démarches pour obtenir une arrestation. « Le procès a été fait par contumace contre Matignon et contre Blanchard », mais non contre Bontemps. Celui-ci réapparaît en effet, mais « ce ne fut qu'après les quarante jours, lors qu'il eut lieu de se promettre que sa vie étoit en sureté ». Quarante jours (la quarantaine), c'est un délai suffisant pour qu'une mort éventuelle ne puisse plus être considérée comme la conséquence du coup de poignard (ou d'épée).

Les trois délinquants sont « condamnez solidairement en la somme de 200 livres de dommages et intérêts, et aux dépens »

 Que représente cette indemnité ? Tenter d'établir une correspondance n'a aucun sens puisque nos « besoins » sont très différents de ceux de ces hommes. Un journalier gagne alors environ 8 sols par jour et une livre vaut 20 sols. Ils doivent donc à Jean Baudouin la valeur de 500 jours de travail non spécialisé. Matignon et Blanchard finissent par payer car c'est la condition nécessaire pour rentrer chez eux (et Matignon a bientôt d'autres démêlés avec la justice). Ils en ont les moyens car, répétons-le, le métier de blancher est malodorant, mais rapporte beaucoup.

Reste le cas de Bontemps. Lui ne veut rien savoir et fait appel de la sentence du juge de Jonzac.

« Il présupose et soutient qu'il n'étoit pas en la compagnie de Matignon et Blanchard, mais qu'il se rencontra dans ce lieu par hazard, qu'il passoit son chemin et se retiroit chez lui ». L'information l'oblige à admettre qu'il a soupé avec ses amis, mais il nie avoir voulu aller « chez la Rodès » ; il partait. Or, il se trouve que « ce n'étoit pas la vraye route que de passer par la halle pour aller de chez la Fumeau (à sa maison), que c'étoit un chemin tout opposé » ; il est difficile de mentir au juge local qui connaît les lieux. Bontemps essaie de se justifier, assurant « qu'avant de se retirer chez lui, il s'étoit proposé d'allef faire quelque affaire chez un particulier qui reste au marché aux pores, et que pour aller de chez la veuve Fumeau au marché aux porcs, il faut passer par la halle ».

On devine l'objection de l'avocat de Jean Baudouin : « si l'action se füt passée de plein jour, cette contradiction seroit sans doute de grande conséquence, mais après minuit, à qui l'appellant pourroit-il se flatter de persuader qu'à une heure aussi indüe, il alloit d'un bout de ville à l'autre pour parler d'affaires ? » En effet.

Bontemps est-il finalement condamné comme les autres ? Ce n'est pas sûr. Personne, pas même Jean Baudouin, ne souhaite l'élimination d'un perturbateur occasionnel. Cela ferait mauvais effet parmi le voisinage : en ce temps-là, qui peut se vanter n'avoir jamais eu affaire à la justice ? De plus, contrairement à ce qu'on croit, le parlement n'est pas un tribunal sanguinaire, adepte d'une répression aveugle et brutale. La victime ne souhaite qu'une indemnité, et ne pas perdre la face. Les « amis communs » sont là pour mettre fin à un procès long et coûteux. Quant au désordre public, il ne traumatise personne car la vie quotidienne est alors émaillée de faits-divers comparables, aussi infimes, mais parfois dramatiques; les archives judiciaires constituent une mine inépuisable, d'autant qu'elles couvrent une longue période. Encore faut-il préciser qu'au « Siècle des Lumières », les mœurs tendent à s'adoucir, à se policer ; c'était pire auparavant ».

Marc Seguin de l'Académie de Saintonge

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