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mardi 1 mai 2018

Mai 1968/Mai 2018 : des témoignages pleins d'espoir pour une société nouvelle

Mai 2018. Nous nous souvenons de ce vaste mouvement qui allait changer les codes de la société. Témoignages recueillis en 2008. Dix ans déjà !

Tous les ans, en mai, les fameux événements de 1968 agitent les mémoires. On cherche une occasion, un prétexte pour retourner dans la rue et les sujets d’insatisfaction ne manquent pas.
À l’Éducation Nationale, il n’est pas rare que des mouvements de grève aient lieu à cette période et les salariés du privé en feraient bien autant s’ils pouvaient prendre la liberté de blâmer sans avoir à craindre les lendemains. En 2008, aubaine, voici quarante ans que des pavés tombaient dans la capitale. L’anniversaire du demi-siècle se profile déjà à l’horizon. Peace and love : faites l’amour, pas la guerre !
En fait, toutes les générations rêvent d’avoir "leur mai 68" qui changerait les mentalités et construirait un monde meilleur. Malheureusement, le contexte n’est plus le même. On peut même dire qu’il nous échappe face à la mondialisation !

« Comment avez-vous vécu mai 1968 et quels souvenirs en gardez-vous ? » est la question que nous avons posée à ceux qui y étaient. Les réponses varient et certaines sont originales.

Elisabeth, secrétaire : 

« À Montendre, je me souviens de l’interruption du ramassage scolaire qui conduisait au collège. Je me revois encore attendre sur le bord de la route, cherchant du regard ce bus qui n’arrivait pas ! À la campagne, il n’y avait pas grande agitation, mais les étudiants qui fréquentaient les facs de Bordeaux apportaient des nouvelles. Eux-mêmes allaient changer d’apparence avec les cheveux longs, des idées pas trop courtes et les premières pat’ déf ! Une page se tournait, les lycées allaient devenir mixtes et les filles porteraient des pantalons (et bientôt la culotte !). Ceci dit, nous étions encore loin du jeans taille basse et du nombril découvert avec piercing assorti ! »

• Jacques Dassié, ingénieur passionné d’aviation :
" Mai 1968... J’avais quarante ans..."


J'ai le souvenir d’une grande confusion, d’une incompréhension, d’une révolte plutôt générationnelle, bientôt suivie par tous les preneurs de trains en marche, syndicats en particulier.
À souligner la grande dualité, grandes métropoles et campagne, où l’impact de ces événements fut ressenti de façon fort différente. À Paris, les images-choc de la télévision, où l’on voyait voler les pavés et leurs corollaires, les grenades lacrymogènes, nous touchaient directement au cœur. Elles se déroulaient en effet dans nos lieux familiers, côtoyés journellement.
Les échos que nous avions de notre famille saintongeaise faisaient état de difficultés mineures. On avait dit qu’à La Rochelle... Mais la vie de tous les jours ne semblait pas perturbée.
Pour nous, Versaillais à l’époque, c’était une toute autre affaire... Le premier problème consistait à se rendre journellement sur son lieu de travail. 20 kilomètres de banlieue, ce n’était pas rien ! Et tout cela pour se retrouver au milieu d’une foule de collègues (nous étions 4000) bloqués devant des grilles fermées, avec quelques délégués syndicaux et une centaine d’ouvriers, narquois, derrière lesdites grilles...
Une anecdote : l’émergence, on peut dire la révélation, de certaines personnalités. Je me souviens d’un délégué syndical de gauche, effacé et pas très malin, invisible en un mot ! Eh bien, je l’ai retrouvé un matin, debout au sommet de l’un des poteaux de la grille principale, haranguant plusieurs centaines d’employés, les magnétisant, les tenant à bout de bras, leur faisant hurler à volonté quelques slogans : il était devenu un véritable tribun politique.
Il n’en demeure pas moins que l’impact financier fut gravissime. Un mois de salaire en moins, c’est dur à absorber, surtout avec quelques crédits en cours...
La libération sexuelle... Bof, elle ne nous préoccupait pas du tout. Marié, heureux et père comblé, avec des filles encore très jeunes, notre cocon familial n’a rien connu de cette “liberté“. Les drames déclenchés touchaient plutôt des jeunes filles devenues femmes et mères trop tôt, parfois rejetées et abandonnées à seize ans, études non terminées et sans emploi. Un bien mauvais départ dans la vie...
Dans les “acquis” que nous considérons comme les plus néfastes, figure l’autodiscipline dans les lycées (heureusement abandonnée depuis). Elle fut responsable d’un énorme gâchis dans les études de mon fils, passé d’une seconde C, avec un an d’avance, au lycée Hoche de Versailles à un bac B, à Marie Curie, avec un an de retard...
Le “tout, tout de suite“ a été responsable d’un nombre élevé de bêtises en tous genres. La connotation du qualificatif “soixante-huitard” est maintenant plutôt péjorative... surtout si on la complète par “attardé” !
Nous n’étions pas politisés, mais fidèles et admiratifs du Général de Gaulle. Nous l’avons toujours soutenu et avons profondément regretté de ne pas être au milieu des Parisiens lors du grand rassemblement sur les Champs Élysées.
Dernière anecdote : je faisais de l’aviation et sur nos terrains, des CRS ont débarqué, installant des centaines de fûts métalliques pour barrer les pistes. Nous étions vraiment des gens dangereux !

• Jean-Marie Pontaut, rédacteur en chef du service investigation au journal l’Express : « Nous avons sûrement changé la société »

En Mai 1968, j’étais à Bordeaux en première année de fac de lettres. Notre monde paisible et ordonné a soudain explosé, mais dans une révolution sans risque, extrêmement heureuse et enrichissante.
Quelques scènes me reviennent en vrac. Les gens de tous les milieux, surtout des parents, qui venaient à la faculté pour nous parler, pour comprendre nos motivations, ce que nous voulions. Des échanges très intéressants et parfois émouvants. Parmi les étudiants eux-mêmes, un immense vent de liberté. Les cours magistraux ont été supprimés, les “vieux“ profs interpellés. Les jeunes assistants donnaient des cours de guérilla urbaine - très théoriques - et draguaient les jeunes étudiantes. L’un de mes camarades, jeune séminariste, a changé de cap avec une jolie rousse et, sans doute, de vie ! Nous gardions, la nuit, le campus de Talence pour contrer les attaques imaginaires des “fafa”, les fascistes de la fac de droit... On jouait à la Révolution, mais surtout, on se parlait, tout le temps, le jour, la nuit.
On échangeait des idées. On allait rencontrer les prêtres ouvriers de Bassens pour parler du peuple... Je me souviens d’un sitting, place des Victoires noire de monde et d’une charge des CRS. Ils chargeaient mollement car, après tout, nous étions pour la plupart des fils de famille qui ne mettaient pas la société en danger. Mais nous l’avons sûrement changée profondément...

• Xavier de Roux, avocat, maire de Chaniers :
« Ne touchez pas au camarade soviétique ! »


En mai 1968, j’avais 28 ans et je regardais les événements à Paris avec une certaine curiosité. J’étais alors jeune avocat et l’un de mes frères, Hervé, occupait le Théâtre de l’Odéon déguisé en clown. Il fallait que je le surveille car il donnait un peu de fil à retordre à la police. On l’avait surnommé « Hervé je me marre » ! Ma famille a fini par l’envoyer à Chaniers, en Charente-Maritime, où la situation était plus calme !
Ensuite, deux souvenirs m’ont particulièrement frappé. Un ami, journaliste soviétique qui travaillait à la Gazette littéraire de Moscou , m’appelle un beau matin pour m’annoncer son arrivée. Je réponds : « Que viens-tu faire ici, au milieu de toute cette agitation ? ». « Je ne sais pas, je viens voir » explique-t-il. Il débarque et me demande si je peux le conduire à la Sorbonne, alors occupée. Nous voilà partis dans ce lieu mythique. Or, au beau milieu de la cour, trônait un énorme temple maoïste que tenaient d’ailleurs les mêmes personnes qui, aujourd’hui, protestent contre la Chine et les violations des droits de l’homme. À l’époque, elles avaient toutes le poing levé vers le ciel pour le dieu Mao !
Devant ce stand, Arkady Vaksderg s’offusque : « un stand fasciste en plein Paris, c’est scandaleux » dit-il. À ce moment-là, en effet, une grande brouille opposait l’URSS et la Chine. J’ai cru que l’affaire allait tourner à l’émeute et que mon visiteur allait se faire massacrer. Je me suis interposé en déclarant que c’était un camarade soviétique. Qu’il soit au cœur de la révolution parisienne a calmé les esprits ! Suivit un échange de paroles assez fortes sur les mérites comparés des régimes soviétique et maoïste.
Mon deuxième souvenir se situe vers la fin des événements. Avec un associé, je revenais de Bruxelles avec une voiture bourrée de jerricanes d’essence, carburant devenu rare en France, quand le Général de Gaulle a parlé. Il faut se souvenir qu’il n’a pas utilisé la télévision, mais la radio, comme en juin 40 ! Il a fait un discours de guerre civile, d’une brutalité terrible en disant de se regrouper en comités dans tous les chefs-lieux de canton, de se mobiliser. Il arrivait de Baden-Baden où il avait rencontré Massu et les généraux français. Nous rentrions donc par l’autoroute du Nord et en arrivant près de Paris, nous avons commencé à doubler des colonnes de chars. Nous étions inquiets car nous pensions que les choses allaient dégénérer dans la capitale. En arrivant aux Champs Élysées, ce n’était pas la guerre civile, mais une forêt de drapeaux tricolores. Il y avait une foule immense dans la rue qui voulait marcher sur la Sorbonne. C’était le retournement de situation, la magie du gaullisme qui, après avoir un peu pataugé, était en train de réussir. Ce fut la fin de mai 1968 avec Debré et Malraux en tête de cortège.
En 1968, nous étions encore en pleine croyance idéologique et les gens pensaient qu’ils pouvaient changer le monde. Ce printemps n’a pas été uniquement parisien, ce fut aussi celui des Pays de l’Est pour des raisons différentes. Un vent de liberté a soufflé.

• James Poirier : « Rien ne serait plus jamais comme avant »…

Par chance, j’ai vécu mai 1968 en France, à Bordeaux, entre deux affectations à l’étranger. J’avais 23 ans. Je venais de rentrer d’un séjour de deux années ininterrompues en Polynésie (aux îles Marquises, exactement) et, en septembre 1968, je partais en poste en Côte-d’Ivoire.
J’ai souvent pensé à cet heureux hasard qui m’a permis de vivre pleinement cet incroyable mois de mai 1968, au seul endroit du monde où il fallait le vivre, c’est-à-dire en France et en milieu universitaire. Ceux qui n’ont pas eu cette chance - je l’ai constaté dès octobre 1968 auprès des Français expatriés en Afrique - ne comprendront jamais le grand basculement des mentalités et des mœurs qui est né à ce moment-là dans l’euphorie hédoniste de la jeunesse et qui a inspiré jusqu’aujourd’hui toutes les transformations de notre société.
J’ai vu le monde changer.
Fin 1967, à mon retour des Marquises (où j’avais vécu une expérience unique, complètement coupé de notre civilisation, sans téléphone, ni électricité, ni liaison aérienne), j’aspirais à un bain de modernité. Au lieu de cela, dans le collège de Mérignac où j’avais été affecté comme instituteur faisant fonction de professeur, je retrouvais un monde immobile et ancien, fortement hiérarchisé et ritualisé. Tous les enseignants portaient une cravate et se vouvoyaient entre eux. Les prénoms étaient évidemment inconnus, ceux des profs comme ceux des élèves. L’idée même de changement n’était vraiment pas dans l’air. Pour m’aérer un peu, je fréquentais la faculté des Lettres de Bordeaux où je m’étais inscrit en licence et où, de surcroît, dans cette même université, je donnais des cours de français à la section des étudiants étrangers. Mes fréquentations d’alors étaient exclusivement universitaires et largement cosmopolites. Notre quartier général était le bar “Le New-York“, cours Pasteur, près de l’ancienne faculté des Lettres (actuel Musée d’Aquitaine). Les cours de licence de lettres, je les suivais sur le nouveau campus de Talence Pessac mais, pour les rencontres entre jeunes, les habitudes estudiantines restaient en centre ville. C’est d’ailleurs dans le quartier de la Victoire que j’avais mon logement.
Pour moi, le premier trimestre 1968 fut plutôt joyeux. Les rencontres avec mes étudiantes étrangères (espagnoles, autrichiennes, américaines, japonaises, entre autres) y étaient évidemment pour quelque chose... On ne cherchait pas du tout à changer le monde, seulement à profiter de notre folle jeunesse.
Et puis le joli mois de mai est arrivé. D’un seul coup. Je me souviens du « mot d’ordre » d’occupation de la Fac de Lettres de Pessac qui, un beau matin, a circulé. C’était la première fois qu’une telle chose se produisait ! On se demandait ce que cela pouvait signifier. Je me suis néanmoins empressé d’y souscrire.... Alors, ont commencé les merveilleuses nuits « d’occupation des facs »... ! Quelle ambiance ! Les grèves dans le secteur public m’ayant libéré de mes obligations d’enseignement, j’ai pu me consacrer entièrement à la grouillante conspiration des facs “occupées“, des amphis enfumés où les harangues et discussions se succédaient sans trêve. On voyait fleurir des forums en tous genres, sur tous les sujets possibles : ici un « atelier secret » de préparation de manifs (où n’étaient admis que les initiés ! ah ! mais !), là, en nocturne évidemment, un « cours de sexologie » (le mot est né à ce moment-là) dans un amphi plein à craquer jusqu’au petit matin, sans compter les improvisations de toutes sortes, vaguement politiques ou artistiques, dans un désordre permanent qui enchantait ceux qui s’y plongeaient. Les plus politisés rapportaient quotidiennement de Paris les « tendances du mouvement », et l’on voyait là, tout un monde de jeunes soudain grisé par sa prise de parole.
Ce fut pour moi le plus grand et le plus bel événement de mai 1968. Personne ne nous avait préparé à cela. Et soudain, on se parlait avec une liberté et une facilité incroyables. Nous sentions le monde à notre portée car, nous qui avions été des adolescents si sages, nous pouvions enfin, à voix haute, inventer à plusieurs le monde que nous portions en nous, même sans le savoir. Tout à coup, parler n’était pas seulement communiquer avec ses semblables, mais accéder à sa propre pensée. Un voile séculaire s’était déchiré. Nous sentions qu’il ne pourrait jamais se refermer. Dans ce beau mois de mai, la météo et l’espoir étaient de notre côté, nous nous sentions infiniment légers, irrésistibles et définitivement libres.
Les péripéties qui faisaient la une des journaux et des écrans télévisuels (manifs en ville, barricades rue Sainte-Catherine, charges de CRS, etc) n’étaient pour nous qu’un petit divertissement, nécessaire et intense, une sorte de détente sportive, qui ne constituait qu’un bref épisode du grand mouvement que nous vivions alors. Pour nous, l’essentiel était la déferlante qui peuplait nos nuits et nos esprits. Chaque jour, nous inventions l’avenir et nous vivions un quotidien savoureux. Une après-midi de « sortie sportive », place Pey Berland, dans la bousculade, une grenade lacrymogène atterrit dans les magnifiques cheveux de ma copine d’alors. En moins d’une seconde, j’arrache l’engin fumant (et avec lui une grosse touffe de cheveux bruns), permettant à la grenade d’exploser un peu plus loin, sans doute dans les jambes de ceux qui nous suivaient... Ce genre de petites émotions suffisait à égayer nos soirées de mai et à nous faire croire à la révolution !
La vie ne nous pesait pas et l’avenir encore moins.
En juillet 1968, ma copine et moi, nous étions au Festival d’Avignon. Là, dans la chaleur des nuits d’été de la Place de l’Horloge, refleurissait la parole, comme en mai, libre, chaleureuse, polémique, souveraine. La vraie vie, c’était nous. C’était alors une évidence.
Au-delà de la réjouissance immédiate (qui fut ininterrompue pendant plusieurs semaines), j’ai vécu cette expérience comme un soudain épanouissement collectif, intense, joyeux, irréel.
On se sentait porté par une vague infinie. Une expérience dont nul ne saurait guérir. Nous le savions déjà : rien ne serait plus comme avant.

• Didier Catineau, journaliste : “Un vent de liberté”

La France adore les commémorations, les anniversaires alors que certains ont bien du mal à se souvenir de leur date de mariage ou de celles de la naissance de leurs enfants et petits-enfants. C’est comme ça, chez nous : on commémore pour dire qu’à défaut d’y avoir été, on aimerait bien encore participer, pour que l’histoire ne s’oublie pas. Louable intention, mais qui a tendance à se démultiplier comme une congrégation d’escargots après une bonne ondée. C’est le cas pour ce mois de mai où l’on ne peut s’empêcher de faire référence aux événements d’il y a quarante ans tout juste.
Il peut sembler aisé de dire à présent que mai 68 a échoué parce que les ouvriers ne comprenaient pas trop ce que venaient faire les étudiants dans leur lutte. Deux mondes s’entrechoquaient, les idées s’opposaient à la réalité économique quotidienne. Alors oui, si mai 68 peut se résumer ainsi, je dirais que la classe ouvrière a pris conscience, que les engagements qui s’en suivirent dans les années 70 et menant à une victoire de Mitterrand sont indissociables de toutes ces prises de positions, de violences également, mais d’un espoir décorseté.
J’avais 14 ans et demi en mai 68, j’étais collégien à Agrippa d’Aubigné à Saintes et mes souvenirs peuvent paraître bien lointains et dérisoires. Mon père cheminot redoutait ces grèves qui se profilaient car elles étaient synonymes de restrictions, d’ardoises chez l’épicier du quartier. Quand on a quatorze ans, on ignore toutes ces choses-là. J’écoutais la radio, l’oreille vissée sur les chansons d’alors où les Beatles et les Brassens et Brel me semblaient plus intéressants que ce monde d’adultes qui commençait à gronder. Ma grand-mère éprouvait des difficultés d’approvisionnement et son soulagement était chose magnifique à voir quand on lui annonça qu’une distribution de pommes de terre allait se dérouler dans le quartier Saint Palais. Elle me refusa le prix d’un ticket de cinéma pour le Gallia où était projeté le film de Walt Disney « l’espion aux pattes de velours » : avec trois francs cinquante - c’était le prix de la place - on pouvait acheter à manger ! C’était tout de même bien plus important que de voir un chat siamois acharné à confondre des truands dont les photos en noir et blanc, derrière les vitres du Gallia, me laissaient supposer des abîmes d’aventures cinglantes.
Au collège, les journées se passaient tranquillement avec de plus en plus d’heures de récréation dans la cour où pour nous distinguer, nous faisions des “sittings“ au grand désespoir du surveillant général qui nous faisait relever sans ménagement mais qui tombait les armes devant l’ampleur du phénomène et de la tâche. Il faut dire qu’au contraire d’aujourd’hui, comme à l’Armée, on faisait l’appel de nos noms, tous les matins, dans la cour, alignés sur deux rangs. Quelques professeurs essayaient de nous surveiller dans de longues salles d’étude.
L’un d’entre eux, professeur de Sciences naturelles, nous demande notre avis, par écrit, sur ce que nous pensons de ce mois dont nous n’entendions, à Saintes, que peu de chose. Inspiré, je m’interroge sur l’imminence d’une guerre civile, n’en connaissant pas la vraie signification. Horrifié, le professeur tente de nous faire oublier ces deux mots dont le sens lui parlait plus qu’à nous.
J’avais un correspondant australien vivant à Hobart en Tasmanie et j’essayais de lui expliquer par courrier avion, sur feuille à papier léger et diaphane, qu’en France, c’était la grève. Les dictionnaires anglo-français d’alors ne connaissaient pas ce mot et j’en fus réduit à l’ellipse (men have no work : les hommes n’ont pas de travail) approximative.
Je sais qu’il faisait très beau, qu’il y avait des piquets de grève à l’entrée des ateliers du chemin de fer et que suite aux accords de Grenelle, ma tante qui travaillait à la chaîne a vu son salaire s’envoler vers des firmaments insondables. Elle se demandait si c’était bien normal et si cet argent serait bien à elle, si on ne lui reprendrait pas. On s’habitue à tout !
Pour ce qui est de la libération sexuelle dont on parle tant maintenant, le flou n’était pas qu’artistique. Il a eu des conséquences menant aux projections de films érotiques, puis pornographiques dans le début des années 70. Nous étions à l’antipode d’une société engoncée dans ses non-dits et son silence sur les choses de la vie qui préoccupent tant à partir de quinze ans.
Et puis, l’irruption des mathématiques modernes m’a fait préférer inexorablement la littérature que je comprenais bien mieux sans me torturer la cervelle avec les ensembles et autres surjections. L’éducation éclatait, les ministres successifs voulaient absolument laisser leur patte et leur nom dans la réforme d’un système vieillot dont les élèves d’alors furent les premières victimes.
Tout cela appartient au passé et doit, à défaut de servir d’exemple, être encore présent à l’esprit... mais sans toutes ces trompettes, ces journalistes parisiens clamant qu’ils y étaient, cette nostalgie suspecte à mes yeux de voyeurisme et d’opportunité.
Tiens, si j’avais une Révolution à commémorer, cela serait celle de la Commune en 1871 dont on parle si peu. C’est un peu loin, c’est vrai, mais la nostalgie ne se nourrit-elle que de proximité ?
En 2018, pour les cinquante ans de mai 68, mes souvenirs seront toujours là, en moi, et ma vie se sera nourrie de rencontres, d’expériences et de drames qui auront continué à me construire dans le sens primordial de mai 68 qui nous a apporté cet immense souffle qu’il nous faut bien reconnaître : celui de la liberté.

• Catherine Ménier, chargée de mission à Jonzac

Est-ce la nostalgie de l’adolescence ou de la Révolution ? En Mai 68, j’étais une ado de 14 ans nourrie au “Canard enchaîné“ depuis le plus jeune âge et ça tombait bien ces étudiants qui voulaient tout changer ! Imaginez une seule chaîne de télévision, trois ans avant d’obtenir le téléphone, et si l’on possédait cet objet de “luxe“, il fallait compter une bonne demi-heure pour joindre la copine de collège de Montendre qui m’aidait à la traduction des versions latines...
Cette explosion sympathique a changé beaucoup de choses, en mieux. C’était une révolution culturelle, voire philosophique, une opposition à la vieille France. Il fallait faire bouger ce pays, sa culture provinciale, paternaliste. Cette révolte anti-autoritaire touchait toute la société avec des projets de réformes concernant de nombreux milieux professionnels. Dix ans de gaullisme, l’ORTF bridée, la société contrôlée. Le mouvement étudiant ressemblait à un détonateur pour toute une société, en particulier pour les ouvriers. Je me souviens d’une grande vague d’espoir... Les riches allaient partager avec les pauvres... Les intellectuels prenaient le pouvoir, tout le monde parlait dans la rue... Je me souviens des images d’Aragon, de Sartre, le trio Cohn Bendit, Geismar, Sauvageot... Fini la France éternelle, les revendications : c’était changer la vie, tout devenait possible. Les émotions, les sentiments étaient intenses, côté étudiants, côté ouvriers, côté sympathisants. Il me semble encore que c’était une période de magie. « Je ne veux pas mourir idiot », « sous les pavés la plage », « Le rêve est réalité », « L’imagination prend le pouvoir » : tous les slogans, l’esthétique des dessins, cela aussi reste gravé dans ma mémoire de collégienne de l’époque.
Je me souviens très bien de la guerre du Vietnam et des manifestations étudiantes américaines, il fallait tout remettre en question, la guerre, la consommation, un mouvement libertaire aussi gagnait les sociétés qui voulaient exister et non survivre. Je rêvais d’être “grande“ à l’époque pour vivre en communauté ! La femme allait être libre, enfin. Les gens se sont changés eux-mêmes, les idées étaient certainement trop belles, trop poétiques, elles portaient une étincelle d’idéalisme qui a du mal à me quitter aujourd’hui encore où les choses ont tellement changé qu’une explosion comme celle-là serait impossible. Néanmoins, ce mouvement se poursuit de diverses façons : dernièrement, le boycott de la flamme olympique et son slogan « nous sommes tous des moines tibétains », les précédentes révolutions “des œillets“ au Portugal, plus tard celle de “velours“ à l’Est.
Il ne faut pas oublier qu’en 1968, l’Europe était divisée en deux avec le mur de Berlin, que des régimes fascistes étaient encore présents en Espagne, au Portugal, en Grèce. L’Europe a bien changé depuis.
Longtemps après, il aura suffi d’une affiche, en janvier 2008 à Bordeaux, « Mai 68 au jour le jour » pour faire revivre en moi cette période si forte. La Base sous-marine de Bordeaux a accueilli une exposition magnifique sur Mai 68 à Paris, Toulouse et Bordeaux. Plusieurs générations se sont retrouvées et les images, les vidéos, les archives de tous poils parlaient à tous, personnes âgées, plus jeunes, jeunes, ados, toutes catégories sociales confondues. Tout le monde se retrouvait dans les mots, la rediffusion en "live" des manifestations, les éclats de voix, les coups de tonnerre, les discours de Cohn Bendit, Krivine, Sartre. L’émotion était intense à nouveau comme si l’espoir, le temps d’une expo, renaissait et une question se posait à nouveau : est-ce qu’un autre monde est possible ? L’exposition débutait par un article du Monde « Quand la France s’ennuie » de Pierre Viansson-Ponté.
Le 15 mars 1968, Le Monde avait publié un article sur l’état de la société française, appelé à un grand retentissement : « Ce qui caractérise actuellement notre vie publique, c’est l’ennui. Les Français s’ennuient. Ils ne participent ni de près, ni de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde ».
Il se terminait par cette phrase : « Dans une petite France presque réduite à l’hexagone, qui n’est pas vraiment malheureuse ni vraiment prospère, en paix avec tout le monde, sans grande prise sur les événements mondiaux, l’ardeur et l’imagination sont aussi nécessaires que le bien-être et l’expansion. Ce n’est certes pas facile. L’anesthésie risque de provoquer la consomption. Et à la limite, cela s’est vu, un pays peut aussi périr d’ennui ».

À méditer ! 

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