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mardi 17 novembre 2020

La peste de Bordeaux en 1585 : dévastatrice, elle a fait près de 18.000 morts...

De tout temps, les épidémies ont décimé les populations, peste, variole, choléra, grippe espagnole pour ne citer que les plus connues. Nos ancêtres étaient alors confrontés aux incertitudes et surtout à la peur, d’autant que la médecine n’avait pas encore fait les fameux progrès qu’on lui reconnaît de nos jours. Ils  étaient confrontés à un mal dont ils ignoraient les origines, lesquelles faisaient l’objet d’interprétations diverses et variées, généralement associées à quelque maléfice ou châtiment divin. La pandémie de Covid-19 n’est autre qu’une nouvelle épreuve qui s’ajoute à une longue liste. 

Parmi les moments tragiques auxquels la région a été confrontée, la peste qui frappa Bordeaux en 1585 a fait l'objet d'une conférence passionnante présentée lors d’un séminaire des Archives historiques de l’Aunis et de la Saintonge par l’historien Marc Seguin.

Marc Seguin, historien, ancien président de la Société des Archives
de la Saintonge et de l'Aunis

« La peste augmente de telle façon en ceste ville qu'il n'y a personne qui aye moyen de vivre ailleurs qui ne l'ayt abandonné » écrit le Maréchal de Matignon, alors maire de Bordeaux, à Henri III le 30 juin 1585. Il n’est autre que le successeur de Michel de Montaigne qui a occupé cette fonction par deux fois. En choisissant pour thème de sa conférence « la peste de Bordeaux en 1585 », Marc Seguin commence par un rappel historique. Les épidémies sont courantes dans le quotidien de l’humanité, hier, aujourd’hui comme demain : « Elles apparaissaient et elles disparaissaient. Tous les ans, il y avait la peste quelque part. En France, la dernière est celle de Marseille en 1720. Elle a fait près de 120.000 victimes sur les 400.000 habitants que comptait la Provence, soit près d'un tiers de la population. Un mur de la peste avait même été construit dans les Monts de Vaucluse pour lutter contre la propagation du fléau ». 

En mai 1585, la ville de Bordeaux est frappée par « un mal contagieux »

Celle qui nous intéresse se déroule au XVIe et les villes, appliquant déjà le principe de précaution, recrutent des chirurgiens. Ainsi en février 1546, Libourne fait appel à un « chirurgien pour la peste » Jérôme de Bonalgue : « il s’agit d’un contrat routinier dans lequel la municipalité s’engage à le rémunérer dans ce cadre particulier ». Bordeaux est alors la capitale de la Guyenne et la municipalité porte le nom de « jurade ». Elle est composée de 12 membres nommés par cooptation. Trois conditions sont requises : être né à Bordeaux, avoir 25 ans révolus et payer des impôts. Le maire, qui représente le Roi, est élu pour deux ans. 

En juillet 1585, tandis que débute la huitième guerre de religion, Montaigne, âgé de 52 ans, est remplacé au poste de maire par le Maréchal de Matignon. Mais Montaigne n'assiste pas à l'installation de son successeur : comme de nombreux notables, il a quitté la ville. Lieutenant général en Normandie, gouverneur de Guyenne, Matignon hérite d’une situation désespérée. La peste sévit à Bordeaux et l'angoisse de la maladie fait fuir les habitants : « Le plus souverain remède que l'on sache pour se garantir de la peste, c'est se retirer bien tôt du lieu infect et s'en aller loin et revenir tard » recommande Auger Ferrier, médecin ordinaire de Catherine de Médicis. Une adaptation du Cito, Longe, Tarde ("s’enfuir vite, aller loin et revenir tard") du célèbre Galien, médecin grec vivant au IIe siècle.

Durant la première partie du XVIe siècle, si le commerce bordelais est en plein essor avec la création d’un nouveau faubourg constitué sur les terres marécageuses des "Chartreux", d’où le nom des Chartrons, les troubles politiques et religieux de la seconde moitié compromettent les fragiles relations qui existent entre la ville et le Roi, notamment au sujet des impôts. « Le contexte est tendu, d’autant que s’y ajoute l’édit de Nemours qui révoque les édits de tolérance envers les Protestants. Ceux-ci sont désormais dans l’obligation d’adjurer leur foi pour se convertir au catholicisme ou de quitter le pays » explique Marc Seguin. Le climat s’en mêle : « l’automne et hiver 1585 furent si pluvieux qu’on acheva de vendanger après la Toussaint et qu’on sema après le Mardi Gras ». 

Gravure de Bordeaux. Avant l’épidémie de 1585, la ville avait déjà été touchée
par la peste en 1564

La peste est en quelque sorte le "paroxysme" des catastrophes. A cette époque, elle vient forcément des territoires situés au Nord, en premier lieu la Saintonge. Et pour cause, en novembre 1582, la Cour avertit des dangers de la peste qu’on dit à Taillebourg, à Saintes, à La Rochelle, à Saint-Jean d’Angély et ailleurs. Dès novembre 1584, il faut empêcher les voyageurs d’entrer dans Bordeaux car ils contribueront à la contamination. Les portes seront donc gardées avec défense de pénétrer à ceux qui ne disposent pas d’un certificat établi par le juge de l’endroit d’où ils sont partis. Les routes du "Nord" sont l’objet de toutes les surveillances avec points de passage établis sur l’itinéraire Montendre, Etauliers et Blaye (où l’on prend le bateau pour se rendre à Bordeaux), à Bourg sur Gironde et à Saint-André de Cubzac. Les voies d’accès sont contrôlées. Un arrêt interdit aux gabares de transporter les vendangeurs et autres passagers qui viennent de Saintonge sous peine d’une amende de 500 écus. 

Ces mesures n’empêchent pas la peste d’être constatée à Bordeaux en mai 1585. Face au danger, le Parlement quitte la cité et s’installe à Libourne tandis que les riches Bordelais s’en vont dans leurs maisons de campagne. Certains habitants préfèrent anticiper en faisant leur testament : « De la rue, le notaire recevait par la fenêtre les volontés du testamentaire. Il n’entrait pas dans le domicile de l’intéressé » souligne Marc Seguin qui fait référence aux gestes barrières.

Une telle situation entraîne une organisation spécifique où sont précisés « les règlements de peste ». Une administration est mise en place ainsi que des infrastructures, dont des hôpitaux de peste, où seront soignés les malades. L’ensemble est coordonné et un Capitaine de la Peste est désigné par la municipalité qui prend plusieurs ordonnances. 

Protéger, confiner, soigner


Au XVIe siècle, A. Ferrier, médecin, a rédigé un ouvrage de vulgarisation sur la peste
écrit à partir de son expérience toulousaine

Un responsable est nommé pour chaque rue où il effectue le recensement des habitants. S’opère ainsi un quadrillage de la ville visant à établir un état sanitaire quotidien. En cas de maladie, le père de famille devra prévenir son chef de rue. La famille sera alors placée à l’isolement durant trois jours (amende en cas de non respect) en l’attente des évolutions. Toute personne qui cachera le mal dont il est atteint sera pendue. 

Des feux sont allumés tous les soirs pour purifier l’atmosphère des maisons (à base de lauriers et autres senteurs). Les rues sont lavées, les maisons nettoyées, les ordures enlevées. A la population confinée - pour reprendre un terme actuel - des vivres sont apportées ainsi qu’aux plus démunis qui reçoivent une distribution de pain et autres nécessités. Un inventaire des fournitures, établi par l’intendant chaque semaine, est destiné à la Jurade. Les pauvres, dont le domicile est étranger à la ville, sont chassés : on leur demande de se retirer en leurs diocèses avec remise d’un bulletin et d’un peu d’argent. Ils ont défense de revenir à Bordeaux sous peine de mort… 

Des hôpitaux accueillent les malades, dont l’hôpital Saint-André par exemple. L’hôpital de la peste, situé à proximité de l’abbaye de Saint-Croix, est agrandi en annexant les maisons jouxtantes, voire tout le quartier. Un retranchement est réalisé, les portes et les fenêtres sont closes. Lorsque la peste s’étend, un site hors les murs (vers l’actuelle gare Saint-Jean) est établi, isolé par des fossés et barrières. Le personnel qui s’en occupe, dont les médecins et chirurgiens, vivent dans un logis séparé à l’intérieur du retranchement. Nul ne peut entrer dans l’enceinte dans l’avis de l’intendant de la municipalité.

Extrait des consignes en cas de peste

Les corps des pestiférés sont enlevés la nuit et brûlés  : tout mendiant valide est condamné à traîner les chariots, récurer les fossés de la ville et nettoyer les rues. Les "croques" sont souvent contaminés. Pour les remplacer, on fait alors appel aux prisonniers condamnés à mort ou aux galériens. 

Les familles aisées, quant à elles, sont invitées à rester chez elles « avec défense de ne fréquenter personne » pour éviter ce qu’on appelle aujourd’hui les "clusters".

Les médecins, qui recherchent les origines et les causes de cette maladie, préconisent des remèdes dont chacun pourra user. Leurs échanges doivent être communiqués : « un mémoire de leurs conclusions sera donné au Parlement ». 

Tout un système est mis en place : dans un premier temps, protection de la ville avec filtrage des entrées, puis lorsque la maladie sévit, ville close, suivi par quartiers, intendance, accueil des malades au sein d’hôpitaux, extension si besoin est, isolement de la population, quarantaine si on a été en contact avec un pestiféré, suivi médical, incinération des corps, etc.

En décembre 1585, face aux dépenses entraînées par l'épidémie, l’idée de lever un impôt auprès des familles aisées ayant quitté la région pour échapper au mal, est avancée. Les intéressés refusent de s’y soumettre. 

Le bilan de la peste de 1585 est lourd. Elle a fauché sans distinction plus d’un tiers des habitants faisant environ 18.000 morts dans la région bordelaise sur une population de 40.000 habitants, selon le Premier Président du Parlement. 

"Le triomphe de la mort" par Pieter Bruegel l'Ancien, toile peinte en 1562

• Montaigne, témoin de la peste de 1585 : « dans ces moments là, toutes les maladies sont prises pour la peste »…

Montaigne n'étant plus maire de Bordeaux, il s'éloigne de l’épidémie avec ses proches : « Voici encore un malheur qui m’arriva en plus du reste : au dehors et au dedans de chez moi, je fus assailli par la peste, une peste des plus violentes entre toutes... Je dus supporter cette étrange situation : la vue même de ma maison m’était effroyable. Tout ce qui y restait était laissé sans surveillance, abandonné à qui pouvait en avoir envie. Moi qui suis si hospitalier, je dus péniblement me mettre en quête d’un refuge pour ma famille, une famille frappée d’égarement, qui faisait peur à ses amis et à elle-même, et causant l’horreur à chaque endroit où elle cherchait à s’arrêter, et contrainte à changer de demeure aussitôt qu’un membre de la troupe venait à ressentir une douleur au bout des doigts... dans ces moments là, toutes les maladies sont prises pour la peste : on ne prend même pas le temps d’essayer de les reconnaître. Et le pire c’est que, selon les règles de la médecine, pour tout danger que l’on a pu approcher, il faut rester quarante jours dans les transes de l’incertitude, l’imagination vous tourmentant pendant ce temps comme elle le veut, et vous rendant fiévreux, vous qui étiez en bonne santé. Tout cela m’eût beaucoup moins atteint, si je n’avais eu à me soucier de la peine des autres et à servir misérablement de guide durant six mois à cette caravane »…

Portrait de Michel de Montaigne

• La peste et la rose de Nostradamus : 

L’influence du rat dans l'histoire de la peste humaine n'a été reconnue qu'après la découverte du bacille pesteux par Yersin en 1894 et en 1898, les travaux de Simond ont mis en évidence le rôle de la puce (Xenopsylla chaeopis ou Pulex irritans) dans la transmission de la maladie. Après avoir piqué un pestiféré, homme ou rat, la puce inocule le bacille aux individus sains. Pour se préserver de la peste, Nostradamus avait préconisé l’utilisation d’une « poudre de senteur souveraine pour chasser les odeurs pestilentielles, un incomparable médicament qui ne peut se fabriquer qu’une fois par an, au temps de roses ».

Nostradamus, médecin et astrologue

• Montaigne et le phare de Cordouan : 

Alors qu’il est maire de Bordeaux, Montaigne fait partie des responsables qui souhaitent la reconstruction du phare de Cordouan. L'édifice tombe en ruines : les ermites refusent de continuer à l’éclairer, ce qui provoque des naufrages en mer. Le Roi intervient. Un contrat de réfection est passé en mars 1584. Les financements sont assurés par le Roi, la Guyenne et la ville de Bordeaux. 

• 1585, c’est aussi l’édit de Nemours

Ce texte de loi révoque tous les édits de tolérance qui existent envers les protestants. Signé par Henri III en juillet 1585, il marque le début de la huitième guerre de religion. Il faudra attendre la promulgation de l’édit de Nantes par Henri IV en 1598 pour que cessent temporairement ces guerres qui ont ravagé le royaume de France depuis 1562... Suivront le terrible siège de La Rochelle par Richelieu en 1627-28 et la révocation de l'édit de Nantes par Louis XIV en 1685. 

• Les Dames de Jonzac

Le Maréchal de Matignon, maire de Bordeaux au moment de la peste, est propriétaire de nombreux biens dont le château de Lesparre et celui de Mortagne sur Gironde. En 1587, rentrant de Saintes avec ses hommes, il s’arrête à Jonzac et rançonne la pauvre Isabeau de Sainte-Maure réfugiée en son château. Elle a le malheur d’être protestante ! Une histoire que vous contera prochainement Marc Seguin qui prépare un ouvrage sur "Les Dames de Jonzac".

• Bordeaux : Au sujet de l’hôpital Saint-André

En mars 1538, Nicolas Bohier, président du Parlement, légua par testament une grande partie de ses biens à l'hôpital Saint-André pour aider et nourrir les pauvres. Portant le nom d’Hôpital Neuf, on entreprit dès 1539 la construction de bâtiments supplémentaires. En 1614, cette structure s'avéra insuffisante pour recevoir les milliers de personnes frappées par les épidémies dont la peste à nouveau.

1 commentaire:


  1. Montaigne, qui était alors sur ses terres, s'est au contraire rapproché le plus possible de Bordeaux, attendant la décision des jurats pour effectuer la traversée de la Garonne (à cette époque pas encore de pont), comme le montrent ses lettres expédiées de Libourne (39 juillet 1585) puis de Feuillas (le lendemain). Ces deux lettres (originale + copie) sont en ligne sur le site des BVH: https://montaigne.univ-tours.fr/category/documents/lettres/

    Cette peste de Bordeaux n'est pas celle dont il parle dans ses Essais: en juillet-août 1585, il lui fait, dit-il dans l'une des deux lettres, quitter "le bon air" de sa contrée pour aller remplir à Bordeaux pestiférée un devoir purement protocolaire.

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