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mardi 20 octobre 2020

Jacques Bouineau : « La barbarie qui a frappé vendredi soir exprime dans sa triviale brutalité le monde où nous conduit l’absence des hommes. C’est-à-dire l’absence de culture »

Réaction de Jacques Bouineau, professeur d’histoire du droit, après l'assassinat de Samuel Paty à qui la Nation rendra hommage mercredi 21 octobre dans la cour de la Sorbonne :

« L’équilibre d’une société, ce juste milieu revendiqué par Aristote, ne vient pas et ne viendra jamais de l’adéquation entre une offre de société et une demande de services. Parce que la société des hommes n’est pas une incarnation de doctrines économiques. C’est une communauté constituée de personnalités complexes et contradictoires, que seule l’éducation, c’est-à-dire la civilisation, permet de structurer.

L’horreur qui s’est déroulée vendredi soir à Conflans-Sainte-Honorine signe par le sang l’erreur profonde dans laquelle notre monde est engagé. « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». La Déclaration des droits de l’homme de 1789, pilier fondateur de la base de notre constitution en dispose ainsi. Cependant, ce texte ne peut être compris que si nous formons nos jeunes à sa compréhension. Il ne peut être appliqué que si chacun comprend qu’il n’est que la partie d’un tout. D’un tout humain qui doit faire société. Mais aussi faire comprendre que la loi des dieux, de tous les dieux de tous les temps et de tous les cultes, doit s’arrêter devant la loi des hommes, de tous les hommes. Car aucun dieu, jamais, n’a été celui de tous les hommes, tandis que n’importe quel homme est une juste image de l’humaine condition comme le rappelait Montaigne. Si nous sommes inégaux en dieux, nous sommes égaux en humanité.

La barbarie qui a frappé vendredi soir exprime dans sa triviale brutalité le monde où nous conduit l’absence des hommes. C’est-à-dire l’absence de culture. Aucun dieu ne peut avoir voulu que ses adorateurs se comportent en sicaires. Car ce serait un dieu ennemi des hommes, qu’il est réputé avoir créés. Un dieu fou en somme, qui n’aurait pas maîtrisé sa progéniture. Allons ! Que l’on cesse de nous prendre pour des imbéciles et de nous raconter des billevesées. Que l’on cesse de confondre les cieux avec l’insolation. Que l’on distingue enfin l’hybris et l’eunomia. Notre père à tous, Solon, qui s’est inspiré de l’Égypte pour faire ses lois, qui nous a à tous, quelle que soit notre foi, en dieu(x) ou  en l’homme légué ce conseil qui n’a pas pris une ride : ne pas incriminer Zeus, mais chercher parmi nous la solution à nos difficultés, Solon l’a conceptualisé : l’eunomia, l’ensemble des « bonnes lois », peut seule tenir l’hybris, le dérèglement, en échec.

Car la loi libère.

Qui connaît aujourd’hui la différence entre eunomia et hybris ? Le tueur fou de vendredi a abattu l’un des nôtres, un de ceux qui partent à la rencontre de l’inculture et de la sauvagerie potentielle avec pour seules armes sa foi en l’homme, sa conviction que l’école doit être libératrice, sa volonté de bâtir un monde plus beau, plus grand, plus fort, qui offre à de simples hominicules dont il sait qu’ils ne seront jamais des dieux, mais qu’ils peuvent être des démons, ce qui peut les sauver : la juste mesure. Ce tueur fou donne raison à tous ceux qui, comme sa victime, cherchent à transmettre la loi universelle des hommes et de l’intelligence : la tolérance et la pluralité. Par la sauvagerie et la débilité de son acte, il fait éclater la nécessité absolue de comprendre que nous ne pouvons nous régler que sur une fréquence : la culture, dont la base est constituée par les Anciens. Cette culture de raison et de juste mesure qui nous fait nous indigner et nous révolter aujourd’hui. Cette culture commune à tous les hommes que beaucoup parmi nous s’efforcent, par l’enseignement, la recherche, la tradition d’offrir à tous.

Mais cette transmission ne peut se faire qu’au sein d’un cadre solide, avec des règles claires et non pas dans la dérégulation universelle et anarchique.

Car la déconstruction anéantit.

Tous les humanistes s’associent dans la douleur et dans la rage à tous leurs collègues qui, principalement dans le secondaire, sont confrontés chaque jour à l’arrogance de l’inculture et relégués dans les recoins des emplois du temps, juste avant la poussière des greniers. Ils exigent que l’on revienne enfin, au-delà des mots, sur un équilibre qui n’aurait jamais dû succomber aux sirènes d’intérêts étrangers à l’École et à l’Université. Ils attendent que nous puissions, dans la dignité et la gravité transmettre l’héritage qui est celui de chacun, quelles que soient ses spécificités, afin que l’humanité reste debout. Ils rejoignent leurs pairs qui, dans la santé, le spectacle et toutes les activités humaines ont fait le pari que l’homme doit être la juste mesure des choses, et que cela mérite protection et reconnaissance ». 

Jacques Bouineau, agrégé des facultés de droit, 

professeur d'histoire du droit

                                                                                      

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