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mercredi 27 mai 2020

Point de vue/Renée Lauribe Benchimol : « il y a deux fois moins de diplômés en médecine pour 100.000 habitants en France qu’en Slovénie »

« Nous ne percevons la réalité que quand elle nous fait mal » 



Renée Benchimol Lauribe, pharmacien
« J’interviens très rarement dans la presse, sur les réseaux et internet car mon avis n’est que celui d’une citoyenne et n’a pas plus de valeur, ni plus de poids, que celui d’une autre personne.
Pourtant, aujourd’hui j’interviens car les derniers avis qui ont circulé sont extrêmement choquants et démontrent une méconnaissance totale de notre système de santé, de la pratique des métiers de santé et de la formation des soignants.

Cette méconnaissance est à peu près aussi importante qu’est insuffisante en qualité la masse des informations qui circulent dans les médias.
Et les avis d’experts sont le plus souvent aussi disparates que déconnectés des réalités du terrain.

Je ne travaille à la santé publique que depuis 35 ans et ne suis qu’un des soldats de l’ombre.

Mais il est révoltant de penser et surtout de colporter l’idée que les médecins et les soignants sont tous “inféodés aux vils laboratoires pharmaceutiques”... Qu'ils sont mal formés et incapables de diagnostic.

La vérité est très différente, mais elle ne fait pas plaisir car elle est décidée depuis des années par ceux qui ont eu le pouvoir depuis 40 ans, qu’ils soient énarques pour certains, politiques pour d’autres ou quelquefois les deux (on peut d’ailleurs les suivre à la trace car nombre de lois de santé publique portent leurs noms)

Ce que nous avons aujourd’hui, c’est ce qui a été voté par les citoyens abusés à qui on répète que la santé publique doit être gérée comme une entreprise pour “combler le trou de la Sécurité Sociale”.

La réalité est bien différente :

- Les soignants sont en sous-nombre depuis des années (les données du classement de l’OCDE le confirment, il y a deux fois moins de diplômés en médecine pour 100.000 habitants en France qu’en Slovénie ; la France est 29ème sur ce classement de 36 pays et c’est à peine mieux pour les infirmiers pour lesquels nous sommes aussi en dessous du nombre moyen de l’OCDE).

Le principal discours qui est tenu, c’est qu’ils s’enrichissent sur le dos des patients dans la pratique libérale, qu’ils ne font pas grand chose quand ils exercent à l’hôpital et que dans le meilleur des cas, ils arrivent difficilement à un diagnostic...

- La moitié des étudiants qui ont été reçus au concours de fin de première année de médecine n’atteignent pas la sixième année tellement leurs conditions de travail sont difficiles, même après ce difficile concours (leur taux de suicide est 30 fois supérieur à celui de la population générale). Quand ils ont franchi ce parcours du combattant que constituent les 9 à 10 premières années de leur formation initiale, le taux de suicide des médecins qui pratiquent leur métier reste 3,5 fois plus élevé que celui des salariés d'Orange qui, en son temps, avait beaucoup ému la France entière et conduit quelques-uns des dirigeants d'Orange devant les tribunaux !

Aujourd’hui, la Caisse de retraite des médecins est excédentaire car leur âge moyen de mortalité est celui d’un ouvrier (stress, suicide, infarctus, toxicomanie, contamination, accidents de trajet) et ils ne prennent leur retraite - quand ils sont encore vivants - qu’à plus de 65 ans.

On attend que les responsables de ce désastre sanitaire de la santé des soignants et de la santé publique s'expliquent sur ce qu’ils ont fait.

Alors oui, il y a certainement quelques médecins proches de l’industrie pharmaceutique, mais jeter l’opprobre sur toute cette profession est une honte surtout en ce moment où il meurent encore plus, par surexposition aux risques sanitaires.

On entend aussi que leur formation est supposée insuffisante (car  “la médecine par la preuve” donne tous les résultats scientifiques des études médicales “en double aveugle” et offre aussi des résultats qui sont contradictoires).

Si ceux qui émettent ses avis connaissaient un peu le sujet, ils sauraient que les soignants sont légalement obligés, depuis des années, de se former tout au long de leur pratique médicale. Ils suivent tous les ans un minimum légal de formations continues ou initiales supplémentaires dans des cursus complémentaires qui doivent être dispensés en nombre suffisant par des organismes agréés.

La réalité est sans appel : “nous y voilà, nous y sommes“ (1 ) comme le dit Fred Vargas, nous récoltons ce que nous avons semé ! Aujourd’hui, la gestion de notre politique de santé (polluer sans compter, compter la santé), c’est un confinement drastique lié au fait que nous avions trois fois moins de lits de réanimation que l’Allemagne (rapportés au nombre d’habitants), que nous n’avions ni les masques, ni les tests, ni les soignants en nombre suffisant qui auraient pu permettre une meilleure prise en charge de cette pandémie.

Heureusement, le civisme de chacun et le dévouement de tous ceux qui ont continué d’assurer leur travail nous a préservés d’une catastrophe encore plus grande.

Cette gestion désastreuse de la santé, pour maximiser des profits à court terme, a délocalisé des productions de médicaments et même des interprétations d’examens médicaux. Elle a montré toutes ses limites...

Comme si cela ne suffisait pas, le même modèle de gestion a été appliqué  à l’école, à l’université, à la recherche, à la culture, à l’agriculture ... voire à la justice. Il ne faut pas s’étonner que l’on récolte désormais les fruits de ces choix !

Si les conséquences humaines n’étaient pas aussi dramatiques, on pourrait se dire avec cynisme qu’au moins, la planète a mieux respiré durant quelques mois. Certains sont même parvenus à s'enrichir (le propriétaire d’Amazon a augmenté son capital d’un tiers en deux mois)... tandis que le plus grand nombre risque d'être plongé dans une précarité supplémentaire indigne de nos valeurs.
Si viennent s'ajouter à la pression professionnelle liée à la pratique médicale des avis négatifs sur les soignants, il ne faudra pas s’étonner qu'ils finissent par jeter l‘éponge et deviennent peintre, promoteur immobilier,  pilote d’avion ou jardinier (pour ne citer que ceux que je connais personnellement).

Merci à tous ceux qui nous soutiennent. Je pense particulièrement, avec reconnaissance, à ceux qui chantent, qui jouent de la musique depuis leurs fenêtres, leurs entrées ou leurs balcons. Cela nous assure d’une solidarité dont nous avons bien besoin.

Prenez bien soin de vous tous car bientôt, il n’y aura plus personne pour le faire pour vous si l'on n’y prend garde ».

Renée Benchimol Lauribe

• Pour ceux que cela intéresse : 
“Nous y voilà, nous y sommes” film de Fred Vargas
https://m.youtube.com/watch?v=w3qbkV-SdxQ

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