L'actuel château de Jonzac perché sur son éperon rocheux (© Nicole Bertin). La première structure, ruinée par la Guerre de Cent ans, se trouvait près de l'actuel chemin de ronde |
Marc Seguin, historien |
Laissons la parole à Marc Seguin, président des Archives Historiques de Charente-Maritime :
« Le château de Jonzac a 1 000 ans » assure doctement une brochure récente, à la fois gratuite et superbement illustrée, témoignage parmi beaucoup d’autres de la générosité contrainte du contribuable local. C’est dans l’air du temps. L’Histoire, naguère domaine de l’objectivité, est en train de tomber dans une ornière. C’est désormais trop souvent le maître de l’argent public, qui décide ce que ses secrétaires vont mettre en lumière pour assurer la publicité touristique de sa circonscription, en accord, évidemment, avec les idéologies du moment. Qu’importe si la vérité historique se trouve un peu manipulée… N’avons-nous pas l’habitude de voir les beaux panneaux qui vantent les mérites (justifiés) de « l’abbaye de Trizay » alors que le public un peu cultivé n’ignore pas qu’il ne s’agit que d’un prieuré ?
Faut-il rappeler qu’on ne devient pas « historien » par hasard ou par fantaisie, mais que cela nécessite de longues études et un indispensable apprentissage de la paléographie ? Ecrire l’Histoire, ce n’est pas plagier et déformer ce que d’autres ont déjà écrit. Les indispensables recherches en archives réservent pourtant de belles découvertes, ne modifient point les grandes lignes de nos connaissances, mais remettent parfois en cause de petites « certitudes » établies au XIXème siècle et recopiées depuis de génération en génération.
Contester ces dernières devient une entreprise si téméraire qu’on peut la considérer comme désespérée tant sont bien ancrées les certitudes anciennes. C’est le cas à Jonzac où il paraîtrait inconvenant, stupide même, d’imaginer un autre emplacement pour un château si emblématique qu’il figure sur les armes dont la ville s’est dotée.
L’existence des seigneurs, vassaux de la puissante abbaye parisienne de Saint-Germain des Prés, est attestée très tôt. Ils sont par définition propriétaires d’une châtellenie et de son château-fort, lequel aurait été érigé, selon la légende, sur une butte appelée Balaguier, un toponyme qui, s’il a jamais existé, est tombé dans l’oubli le plus absolu depuis des siècles. Ce que les Jonzacais savent de ce lointain passé, ils le doivent d’abord à l’inusable Pierre-Damien Rainguet qui publie, en 1864, ses Etudes historiques, littéraires et scientifiques sur l’arrondissement de Jonzac.
Rainguet et le château de Jonzac
En 1864, la région connaît une belle prospérité agricole, et les « propriétaires », qui ont fait de longues études classiques et bénéficient d’interminables loisirs, se penchent sur leur passé à condition cependant qu’il soit glorieux. Rainguet a conservé l’amour que les Romantiques portaient au Moyen-âge ; il recrée celui-ci et le peuple de nobles vertueux et courageux, de prêtres dignes et dévoués, de paysans travailleurs, pieux et obéissants. La guerre de Cent-Ans est un sujet inépuisable ; négligeant la suite des défaites humiliantes, il met l’accent sur les victoires remportées par les chevaliers sur l’ennemi de toujours, l’Anglais. Rappelant le traité de 1258-59, il observe sans difficulté que « les différentes places de guerre passèrent tantôt sous la domination de la France, et tantôt sous celle de l’Angleterre ». Du coup, le château de Jonzac, mal placé dans une zone frontière, « fut perpétuellement en éveil ». Peut-être n’était-il pas judicieux d’insister aussi fortement : « en 1451, sous Charles VII, Jonzac était un poste militaire rendu fameux par la nature et par l’art, et il était avec Montendre et Chalais, occupé par les Anglo-Gascons... la campagne s’ouvrit par la prise de Jonzac qui mérita cette même année 1451 les honneurs d’un si beau déploiement militaire ». Peut-être le souci de l’objectivité aurait-il dû le pousser à rappeler que les sujets du roi-duc reviennent tout aussitôt après et remettent avec une facilité déplorable la main sur une si puissante forteresse, de sorte qu’il faut encore les chasser en 1453, définitivement.
De ce « poste militaire rendu fameux par la nature et par l’art », nous ne savons rien. L’édifice actuel date de la seconde moitié du XVe siècle et, pour l’essentiel, du XVIIe siècle ; on a toujours pensé qu’il succédait à une structure plus ancienne. On aurait pu s’étonner de ne jamais rencontrer de vestiges médiévaux, mais nul ne paraît y avoir prêté attention : pouvait-on imaginer meilleur site que la butte qui nous est familière ? A-t-on même le droit de contester une vérité depuis longtemps « officielle » ?
Le « vieulx chasteau dudict Jonzac »
Je ne me serais jamais interrogé non plus si le hasard ne m’avait mis en présence d’un acte notarié bordelais sans grand intérêt apparent, du 14 février 1559 (1560, pour nous, puisqu’alors, l’année s’achève le 25 mars). Le registre s’appelle 3E 848 et s’échelonne entre 1540 et 1560. C’est une goutte d’eau dans l’océan des richesses bordelaises ; il est énorme, mal relié et un peu déchiré, il a subi l’épreuve des gouttières et des souris, mais il conserve, en bon état, un contrat jonzacais. Devant ce notaire Béchemil qui doit être d’origine saintongeaise, donc francophone dans une ville où tous ne maîtrisent pas la langue du roi, se présentent les frères Pineau, jonzacais et ex-jonzacais. Cette famille est originaire de Meux comme le rappelle le toponyme « La Pinaudière », une propriété qui leur appartient encore au XVIIe siècle.
Le premier, Maître Jean Pineau, est notaire royal dans le bourg (ses descendants possèdent encore son étude au temps de Louis XV) ; le second, Guillaume, est « bourgeois et marchant de Bourdeaulx » : c’est un immigré qui a réussi.
Dans le grand port aquitain, on le remarque à peine tant les Saintongeais y sont nombreux; comme tant d’autres, il achète et revend du vin et du pastel. Ses affaires se portent plutôt bien puisqu’il se dit « bourgeois », ce qui signifie qu’il est assez riche pour participer à l’élection de la jurade (la municipalité). Me Jean Pineau s’est déplacé pour un échange avec son frère ; il lui cède « une certaine maison... située et assise aud. bourg de Jonzac, confrontant d’ung cousté à la maison de Sebastien Grollon, marchant dud. Jonzac, et d’autre cousté à la maison de Françoise de La Cousture, vefve de feu Jehan Le Blanc, et d’ung bout à la grand halle dud. Jonzac, le chemin entre deux, et d’autre bout aux doues du vieulx chasteau dud. Jonzac ».
Voici la transcription, du moins celle de la première page, la seule qui nous intéresse :
« Saichent tous presens et advenir que aujourduy, date de ces presantes, par devant moy Jehan Bechemil, not. et tabellion royal en la ville et cité de Bourdeaulx et seneschaucée de Guyenne, et en presance des tesmoings soubznommez et escriptz, ont esté pres. et personnellement establys Maistre Jehan Pinauld, not., demeurant au bourg de Jonzac en Xonge (= Xainctonge), d’une part, et Sr Guillaume Pinauld, son frere, merchant et bourgeoys de la ville de Bourd. et y demeurant, d’autre part.
Entre lesquelles parties ont esté faictz les permutations et eschanges qui s’ensuyvent. C’est ascavoir que led. Maistre Jehan Pinauld a bailhé, permuté, ceddé et transporté aud. tiltre d’eschange par particulier aud. Sr Guill. Pinauld, sond. frere, à ce present, stippullant et acceptant pour luy et les syeins et quy de luy auront droict et cause à l’advenyr, une certaine maison avecques ses fondz, solle, entrées, aysines et apartenances quelzconques, laquelle maison est située et assise aud . bourg de Jonzac, confrontant d’ung cousté à la maison de Sebastien Grollon, merchant dud. Jonzac, et d’autre cousté à la maison de Françoise de La Cousture, vefue de feu Jehan Le Blanc, de l’ung bout à la Grand-Halle dud. Jonzac, le chemyn entre deux, et d’autre bout aux doues du vieulx chasteau dud. Jonzac. Laquelle maison est tenue du seig. de la chastellanye dud. Jonzac de rante foncière deue par chascun an à la recepte de lad. chastellanie pour la somme de quinze solz tournois… »
On voit que le propriétaire était tenu de payer chaque année, à Noël, sans doute, un cens de 15 sols, somme alors non négligeable, ce qui indique qu’il s’agit d’un bel emplacement. La maison est séparée de la halle par un « chemin », sans doute une ruelle étroite. La halle, nous savons la replacer : elle occupe l’angle inférieur du triangle qui constitue aujourd’hui la Place du Château, alors plus étroite qu’aujourd’hui. C’est en 1759 que le comte (beaucoup plus parisien que jonzacais), soucieux de bailler à rente de nouveaux étals et d’améliorer ses revenus obérés, la fait transporter à proximité de l’église. La maison en question se situait donc sur la face nord-est de l’actuelle rue James Sclafer, quelque part entre les n° 30 et 36. Que le marchand Sébastien Grollon et la veuve Le Blanc habitent de part et d’autre n’a guère d’importance; par contre, la dernière confrontation retient l’attention : « les doues du vieulx chasteau dud. Jonzac ». Des « doues » sont des douves, des fossés ; elles font penser à la rivière qui est toute proche et au maigre ruisseau aujourd’hui mal alimenté par une fontaine beaucoup plus abondante autrefois.
A l'entrée du chemin de ronde (qui se poursuit par les galeries noires), on remarque les vestiges d'une ancienne tour et des pans de murs |
Qu'un château initial ait été situé en face de la rivière s'explique stratégiquement |
Si on éprouve le besoin de mentionner « le vieulx chasteau », c’est évidemment par opposition à un nouveau, à un « neuf », le nôtre, dont le portail d’entrée date de la fin du XVe siècle. En 1560, on connaissait encore l’emplacement d’une forteresse abandonnée dont les matériaux avaient été réutilisés dans la nouvelle construction. La maison Pineau, comme ses voisines, était érigée à proximité immédiate ou, plus sûrement, sur les fondations et les caves. Il y a des chance pour que ce «vieulx chasteau » ait occupé la plus grande partie de l’espace aujourd’hui couvert par les immeubles du n° 26 au n° 37. Avec un peu d’imagination, ne peut-on pas, aujourd’hui encore, repérer, à la pointe sud de cet ensemble les bases d’une tour ? L’archéologie serait d’un grand secours, à condition de ne pas oublier qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, les maisons et les ateliers (« adouberies ») des « blanchers » (tanneurs) ont modifié les lieux.
Il n’est pas impossible de trouver d’autres allusions à ce premier château dans les minutiers des notaires jonzacais du XVIIe siècle. Sur la demi-douzaine (royaux et seigneuriaux) qui travaillaient alors en même temps dans la « ville », deux seulement ont survécu en partie : Jean Couillaud (1617-1669) qui est très lacunaire, et Jean Huteau (1662-1705) qui paraît à peu près complet. Les documents sont rares parce que les habitants de ce quartier plutôt aisé appartenaient à un ensemble de familles stables qui vendaient rarement, et, quand d’aventure cela se produisait, on n’éprouvait pas le besoin d’insister sur des confrontations connues de tous. Cependant, nous repérons en 1635 Paul Delage, écuyer, seigneur de Tirac (Lorignac), qui vend au marchand Jacques Champaigne une maison et son petit jardin, « au devant la grande halle dud. lieu, confrontant icelle maison d’un bout à la ruhe, la susd. maison et lad. halle, d’un costé à la maison de Domenique Dimbaud et d’autre bout joignant les douhes antiennes dud. Jonzac… ».
En 1668, ces « vieilles douhes » partiellement comblées par des ordures diverses, sont parfois devenues sentier. Me René Paige, sergent royal, fait observer à son voisin Jean Arbouin « qu’il a mis dans le derriere de sa maison et dans le passage que led. Paige et autres ont pour aller et venir dans les vieilles douhes avec un cheval chargé avec arasses (des paniers) nombre de fians quy occupent presque tout le passage et impossible de pouvoir passer un cheval chargé. Et d’autant que led. expozant est sur le point de faire syer ces grains (moissonner) et qu’il luy est necessité de les passer dans led. passage pour aller à sa grange. A ces causes, il a sommé et somme led. Arbouin de tost et sans delay faire hoster led. fiant et laisser le passage libre ». Faut-il y voir là l’origine des « allées noires » ?
En juin 1686, un procès, qui aboutit, comme presque toujours, à une transaction, oppose le forgeron Elie Boyvert au serger Pierre Bellet. Ce dernier est contraint de renoncer à une maison « sithuée en la grande ruhe de la presente ville (c’est à dire celle qui joint le château à la porte de ville et, au-delà, à l’église), confrontant icelle maison par le devant à la grande ruhe, d’un costé au jardrin des heritiers du feu sieur Chaussé, la gallerie d’autre bout aux dhoues de l’antien chasteau de la presente ville ». Le procès-verbal qui fait suite constate que « la porte qui sort du jardrin dans les dhoues est toute pourrie ».
L'actuel château de Jonzac est occupé par la mairie, la sous-préfecture et un propriétaire privé, Philippe Gautret |
Pour un château, c’était une position très singulière, au fond tellement absurde à nos yeux qu’on comprend tout à fait qu’elle n’ait jamais attiré l’attention. Absurde ? Là réside l’une des grandes difficultés du métier d’historien : éviter l’anachronisme, essayer – je dis bien « essayer » - de percevoir les motivations de nos prédécesseurs, de percer leurs mentalités qui n’étaient pas les nôtres et de connaître aussi bien que possible leur environnement. Tâche malaisée qui impose à la fois beaucoup d’humilité et des études interminables ! Les hommes qui ont décidé de l’implantation de ce « chasteau » - sans doute modeste - avaient leurs raisons qui étaient suffisantes. Nous pensons château-fort, donc guerre, parce que nous connaissons la suite des évènements depuis l’an mil, mais eux n’en savaient rien, n’avaient probablement pas les moyens de faire plus et ne poursuivaient pas des objectifs ambitieux. Tenir un gué de la Seugne et percevoir un péage ? Le seul avantage visible était une fontaine alors abondante qui pouvait alimenter les fossés. La présence de « doues » parallèles à la rivière montre que le danger était supposé venir du côté sud pourtant naturellement défendu.
Il y a donc sans aucun doute un château à Jonzac depuis 1 000 ans, mais ce n’est pas le même, et on est bien loin du « poste militaire rendu fameux par la nature et par l’art » qui n’a existé que sous la plume de Rainguet et de ceux qui l’ont recopié...
Le castelet va faire l'objet d'une restauration. Les travaux sont suivis par l'architecte en chef des Monuments Historiques Philippe Villeneuve |
Il est des mises au point nécessaires et quand elles sont apportées par un historien de la qualité de Marc Seguin il n'y a plus rien à dire. L'histoire est une chose sérieuse et quand elle est destinée à servir le tourisme elle devient trop souvent du tourisme.
RépondreSupprimerAlain Floriant