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lundi 4 juin 2018

Rochefort : Le loto de la Maison Pierre Loti aura-t-il lieu ?

Alors que la venue d'Emmanuel Macron, président de la République, est annoncée la semaine prochaine à la Maison Pierre Loti de Rochefort (elle pourrait bénéficier d’un loto du patrimoine qui permettrait de financer sa restauration), une polémique anime actuellement les débats. 

En mauvais état, la Maison Pierre Loti a fermé ses portes en 2012. 
Depuis, elle attend d'être restaurée (© Nicole Bertin)

En effet, des associations sont montées au créneau, dénonçant chez l’écrivain des attitudes qu’elles qualifient de « racistes ». Parmi les passages cités, le livre "La Mort de notre chère France en Orient" où Loti écrivait : « En ce qui me concerne, je suis mal tombé peut-être, mais je puis attester qu’à de rares exceptions près, je n’ai rencontré chez eux [les Arméniens] que lâcheté morale, lâchage, vilains procédés et fourberie. Et comme je comprends que leur duplicité et leur astuce répugnent aux Turcs, qui sont en affaires la droiture même ! Leurs pires ennemis sont les premiers à le reconnaître. J’oserais presque dire que les Arméniens sont en Turquie comme des vers rongeurs dans un fruit, drainant à eux tout l’or, par n’importe quel moyen, par l’usure surtout, comme naguère les Juifs en Russie ». Dans "Jérusalem", il poursuivait encore : « En soi, cela est unique, touchant et sublime : après tant de malheurs inouïs, après tant de siècles d’exil et de dispersion, l’attachement inébranlable de ce peuple à une patrie perdue ! Pour un peu, on pleurerait avec eux – si ce n’étaient des Juifs (mots soulignés par l’auteur) et si l’on ne se sentait le cœur étrangement glacé par toutes leurs abjectes figures ».
Les signataires de la libre expression parue dans le journal Le Monde, Sacha Ghozlan, président de l’Union des étudiants juifs de France ; Nadia Gortzounian, présidente de l’Union générale arménienne de bienfaisance France (UGAB) ; Marcel Kabanda, président d’IBUKA « Souviens- toi, mémoire et justice » (génocide des Tutsi) ; Kaspar Karampetian, président de la Fédération euro-arménienne pour la justice et la démocratie ; Harout Mardirossian, président du Comité de défense de la cause arménienne (CDCA) ; Jacky Mamou, président du Collectif Urgence Darfour ; Mourad Papazian, co-président du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France (CCAF) ; Seta Papazian, présidente du Collectif vigilance arménienne contre le négationnisme (VAN) ; Simon Rodan, directrice de l’American Jewish Committee France et Europe ; Dominique Sopo, président de SOS-Racisme ; Ara Toranian, co-président du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France (CCAF) attendent en conséquence « qu’au nom de notre patrimoine culturel, au nom d’auteurs magnifiques comme Victor Hugo, Anatole France, Romain Gary ou Albert Camus, au nom de la France, le président de la République renonce à se rendre dans la maison de Pierre Loti, à l’occasion du lancement du "loto du patrimoine", de retirer cet édifice de la liste des bénéficiaires de cette belle initiative et de débaptiser les établissements scolaires au nom de cet auteur de discours de haine ».

Archives : Réception organisée à Rochefort par Pierre Loti (collection Didier Catineau)
• Le point de vue d'Alain Quella Villéger, spécialiste de Pierre Loti


L'Académie de Saintonge à la Maison Pierre Loti en 2010. Alain Quella Villéger guide la visite

En face, diverses réactions ont eu lieu, à commencer par celle de Stéphane Bern : « Ne mettons pas notre regard d’aujourd’hui sur des personnages du XIXe siècle » a-t-il déclaré sur BFMTV.
Ajoutons celle d’Alain Quella Villéger, professeur, spécialiste de Pierre Loti et membre de l’Académie de Saintonge : « Je connais bien ces réactions des mouvements antiracistes, dont je partage pleinement les motivations justes et légitimes quant à un humanisme fraternel, mais les cibles ne sont pas toujours bien choisies et parfois déconnectées de tout contexte historique. Loti est un homme de son temps et je n'excuse jamais ses propos outranciers contre les Allemands, les Bulgares, les Grecs, les Chinois et quelques autres étrangers en temps de guerre ou non. Expliquer n'est pas excuser et je ne suis pas son avocat posthume, mais l'historien que je suis a des devoirs de vérité et non de polémique.

En ce qui concerne les Juifs, l'antisémitisme de Loti est circonstanciel ; il tient à deux pages de son livre Jérusalem en 1895 (sa visite au mur des Lamentations pleine d’hostilité, à un moment où il recherche la foi) ; elles ont servi, depuis, à l'étiqueter "antisémite notoire". Elles sont pourtant une exception dans le livre même. Ailleurs, les enfants juifs apparaissent « frais comme des bonbons de sucre peint », les juifs ont « d’admirables figures de prophètes » ; il est, dans ce livre, sensible au drame de la diaspora, etc. C'est ne pas avoir lu Loti et méconnaître l'homme. Je pourrais citer les lignes très favorables qu'il consacre aux Juifs de Fez, de Cochin en Inde ou de Chiraz en Iran, ou bien rappeler que son éditeur fut toute sa vie durant Calmann Lévy... Dès 1879, son premier roman Aziyadé met en scène une nombreuse population juive. Le batelier juif Samuel ouvre au héros le monde interlope des Juifs de Salonique, ville juive s’il en fut. Et il sera dreyfusard ! En définitive, cette question de la judéophobie dans l’œuvre ou la pensée de Loti a choqué parce que, sans doute, on ne l’attendait guère chez ce pèlerin de la planète. Pour autant, comme pour la question arménienne autour du génocide de 1915, accuser Loti d’une haine raciste aveugle ou "inouïe" , est tout simplement caricatural.

Quant à la question arménienne, j'ai déjà eu l'occasion de m'expliquer à plusieurs reprises, parce que, là encore, la méconnaissance nourrit l'anathème et le procès à charge. Nous venons de citer son livre Jérusalem, or il y décrit sa visite "au milieu des représentants de cette attachante Arménie dont l'histoire n'a cessé depuis l'Antiquité d'être tourmentée et douloureuse" ! On n'a pas craint depuis quelques décennies de faire de Loti un "négationniste hard" au sujet du drame arménien. Outre que ces mots n'ont pas de sens en 1915, c'est là aussi faire croire, au nom de la supposée complaisance inconditionnelle de l'écrivain pour la Turquie et pour l'islam, qu'il aurait toujours été un ennemi irréductible de ce peuple, ce qui est absolument faux. Je ne crains pas de débattre sur ces accusations et j'ai déjà eu l'occasion d'argumenter dans mes livres et même sur un site consacré aux questions mémorielles du génocide arménien qui a bien voulu accueillir mon analyse, il y a quelques années (http://www.imprescriptible.fr/dossiers/pierre-loti/armeniens).
Relisez Aziyadé et vous verrez que ce sont des Arméniens qui ont ouvert à Loti les clefs de la vie et de la langue turque ! Manifestement Loti n’a pas pris conscience – ou n’a pas voulu prendre conscience – de l’ampleur de ce qui s’était passé et ne crut pas aux millions de morts de 1896 ou de 1915-1917. Quant à dire qu’il les a niés, c’est malhonnête. En 1919, n'écrit-il pas : « Ces massacres, des esprits malveillants se figurent, paraît-il, que j’ai la naïve impudence d’essayer de les nier, d’autres me méconnaissent jusqu’à croire que je les approuve ! Oh ! si l’on retrouvait quelque jour mes lettres de 1913 à l’ancien prince héritier de Turquie, […] on verrait bien ce que je pense de ces tueries ! ».
Bref, ces questions sont trop complexes, nuancées, datées, pour autoriser des polémiques déplacées. Vouloir que la défense du patrimoine ou du plafond de la mosquée dans sa maison de Rochefort soit remis en cause sous prétexte de telles attaques mal informées serait ridicule si ce n'était grave »…

La mosquée, Maison Pierre Loti (© Nicole Bertin)

La partie chinoise (© Nicole Bertin)

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