« Ces documents sont d'une grande richesse puisqu'ils livrent, au jour le jour, le nom, le prénom et
parfois le surnom des travailleurs du bâtiment, la nature et le lieu de leur
intervention et le salaire qu'ils ont perçu ».
S'intéressant de longue date à l'archéologie, Jacques Gaillard, professeur d'histoire, est à l'origine de nombreuses fouilles dans la région et de plusieurs expositions, dont l'une sur les potiers de Soubran au Cloître des Carmes. Le temps passant, un sujet s'est imposé : les carrières, qu'elles soient antiques ou en activité. Celles de Thénac bien sûr, mais pas seulement ! Deux livres regroupent le fruit de ses recherches : Les derniers carriers traditionnels du val de Charente et L'exploitation antique de la pierre de taille dans le bassin de la Charente. Pour l'ensemble de ses activités (il est également artiste), l'Académie de Saintonge lui a décerné en 2005 le
prix Chanoine Tonnelier. En 2016, un nouveau livre a enrichi la palette de ses publications : "Bâtir à Cognac à la Renaissance". Au départ, conservés aux Archives, cinq registres en
parchemin d'environ 250 pages chacun à étudier...
Confidence : il ne compte pas s'arrêter en si bon chemin !
• Jacques
Gaillard, de l'extraction de la pierre dans les carrières à la construction, il
n'y a qu'un pas ...
L'historiographie
montre que ce pas ne fut franchi que depuis seulement quelques décennies.
L'archéologie des carrières, avec ses masses de stériles à remuer, a longtemps
rebuté les chercheurs, avec en plus l'absence de prestige d'une investigation
qui était censée ne conduire qu'à une
observation du matériau sans déboucher sur l'art de bâtir. On sait maintenant
que dans la plupart des grandes carrières, le carrier, le forgeron, le tourneur,
le roulier... se côtoyaient.
La carrière est donc devenue, par ce lien
organique avec le chantier de construction, un objet d'information en soi,
l'objet originel de la compréhension du bâti. Il y fallut des pionniers, et en
France, ce fut J.-Cl. Bessac pour la Narbonnaise. Aujourd'hui, un bon nombre de
régions sont investiguées et nous ne sommes pas en reste, le bassin de la
Charente servant de cadre à l'étude de la pierre. La carrière de pierre de
taille y est systématiquement prescrite par les procédures de l'archéologie
préventive.
• Vous
venez donc de publier "Bâtir à Cognac à la Renaissance ". Comment
avez-vous eu connaissance des comptes des chantiers publics conservés aux
Archives de Cognac ?
Ce sont 5 registres en
parchemin d'environ 250 pages chacun, conservés aux Archives municipales, et
qui rapportent les comptes de reconstruction de la ville sans discontinuer de
1491 à 1559. Ces archives étaient connues des historiens qui y ont souvent fait
allusion, sans en faire pour autant une étude spécifique. Ces documents sont
d'une grande richesse puisqu'ils livrent, au jour le jour, le nom, le prénom et
parfois le surnom des travailleurs du bâtiment, la nature et le lieu de leur
intervention et le salaire qu'ils ont perçu. On y voit donc vivre sur trois
générations des communautés de métiers, et cela offre à l'histoire de la
construction post-médiévale une information exceptionnelle : l'organisation du
travail, les techniques et les outils, les divers métiers et leur hiérarchie,
et parfois, au détour d'une ligne de comptes, les bribes d'une histoire
humaine...
Quelles
étaient les ambitions de Cognac à la Renaissance ? Au sortir de la guerre de
Cent Ans, la région était ruinée...
La
ville de Cognac avait été érigée en commune par Jean sans Terre en 1215 et,
grâce aux taxes perçues sur le trafic de la Charente et sur la lucrative
distribution du sel venant de la côte, les échevins organisaient la vie et la
défense de leur cité. La guerre de Cent Ans mit fin à cette paisible prospérité
provinciale. Cognac, prise et reprise par les Français et les Anglais, malmenée
et détruite, était au milieu du XVème siècle vidée de la plupart de ses
habitants et incapable d'assurer sa propre défense. Or, sa position sur la
Charente, dans ce couloir méridien qui conduit à la Guyenne encore agitée,
constitue avec son vieux pont fortifié un verrou stratégique de première
importance. Il fallut donc lui donner les moyens d'organiser sa défense dans
l'intérêt de tout le comté, et c'est pourquoi Charles VIII, en 1481, dote la
ville d'une rente annuelle de 200 livres, somme qui ne cessa d'être augmentée
par les rois qui se sont succédé, et notamment François 1er. De nombreuses
équipes d'artisans ont alors construit et restauré les ponts, les tours, les
murailles et les fossés. Elles ont aussi pavé les routes pour le passage rapide
des lourds convois d'affûts.
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Le vieux pont de Cognac, juste
avant sa démolition en 1855 |
• Quels sont les hommes et les architectes qui vont compter dans l'aménagement des
grands édifices de Cognac à cette période ?
L'ambition
de Cognac, au sortir de la guerre, est donc de contribuer à la défense militaire
de l'Angoumois. Pour cela, il faut se relever des ruines : combler les brèches
des remparts, créer des boulevards tout au long des murailles, capables de
faire face à la nouvelle artillerie des boulets métalliques, renforcer les
arches des ponts, remplacer systématiquement les vieux ponts de bois hérités du
Moyen Âge par des ponts de pierre. Tous ces travaux sont coordonnés par les
échevins de la ville, étroitement surveillés par le comté d'Angoulême, et
notamment par "Madame Mère", Louise de Savoie, au nom de son fils,
François 1er. Ce sont donc des équipes nombreuses de maîtres maçons et
charpentiers qui sont à l'œuvre. Pas encore d'architectes, mais des hommes de
terrain prompts à saisir les nouvelles manières de la Renaissance de penser la
pierre. Quant au château de Cognac qui a vu naître le jeune François, il a
perdu son rôle de forteresse depuis le retour d'Angleterre de Charles de Valois
qui en a fait une résidence princière, offrant à la ville de Cognac les fastes
d'une vie intellectuelle brillante.
• Quels
sont les matériaux utilisés et d'où venaient-ils ?
Les
sommes allouées (de 200 passant à 500 livres par an) ne sont pas considérables
et les tranches de travaux sont marquées par le souci de l'économie et la
recherche optimisée des ressources locales : pierre de Saint-Même transportée
par gabares entières jusqu'au port de La
Levade à Cognac, bois de vergne issu de la forêt de Vaujompes qui remplace le prestigieux bois de chêne devenu
introuvable du fait de sa surexploitation, etc. Le pont de Javrezac, dans cette
affaire, est d'autant plus intéressant qu'on connaît tous les hommes de sa
construction ex nihilo, de 1538 à
1542, jour après jour, tous les matériaux qui lui furent nécessaires, en
nombre, volume et qualité, et qu'aujourd'hui, il est toujours debout. Et l'on
ne peut qu'être admiratif de constater que les deux chefs du chantier, le
maître-charpentier, Olivier Lévêque, et le maître-maçon Jehan Colin, ont
réfléchi ensemble à la manière de réaliser des arches abaissées, inconnues
jusque-là dans la région, dites "en anses de paniers des menuisiers",
pour éviter l'effet "dos d'âne" des anciens ponts médiévaux. Il faut
se rendre à l'évidence que ces artisans qu'on imaginait seulement capables de
reproduire les gestes appris par leurs maîtres sur le terrain, étaient
sensibles aux nouvelles manières de construire, importées d'Italie et qu'ils
voyaient autour d'eux (château de l'Oisellerie, église de Lonzac, etc.)
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Le pont de Javrezac vu de l'amont avec ses avant-becs |
• Y a-t-il des anecdotes qui ont retenu votre attention ?
Ma recherche, qui s'est étalée sur
plusieurs années, me fit rencontrer les principaux acteurs de la vie culturelle
de Cognac. Et parmi eux, le propriétaire d'un objet ô combien symbolique : une
statuette en bois du XVII ͤ siècle représentant une vierge à l'enfant. Il était
le descendant d'une boulangère du faubourg Saint-Jacques, installée au bout du
pont. Quand elle vit, en 1853, la démolition du vieux pont et de la tour Notre-Dame
qu'il portait, au profit d'un pont neuf, elle en eut le cœur serré, elle qui en
entretenait régulièrement la chapelle. Elle eut alors l'idée d'alimenter
gracieusement les ouvriers de son pain chaud, moyennant un souvenir de cette petite
chapelle, la statuette qui trônait probablement dans le tabernacle édifié en
1532 "pour mectre lymage de
nostredame". La vierge à l'enfant, transmise ainsi de génération en
génération, jusque-là inconnue du patrimoine cognaçais, refait ainsi surface.
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Vierge à l'enfant de Notre-Dame des Ponts à Cognac |
• Envisagez-vous
de faire un travail semblable sur d'autres villes, Saintes ou Saint-Jean
d'Angély par exemple ?
Les archives communales de
Saint-Jean d'Angély ont été récemment transférées aux archives départementales
de la Charente-Maritime. Pourquoi pas une étude comparative soutenue par l'idée
que Cognac et Saint-Jean d'Angély ont des liens historiques et que leur
proximité a pu entraîner l'emploi des mêmes équipes itinérantes de
reconstruction ? Les premières enquêtes ont déjà débuté...
• Votre
livre a été édité par l'Association des Publications Chauvinoises. S'inscrit-il
dans une collection plus vaste et où se le procurer ?
L'Association des
Publications Chauvinoises a toujours marqué un intérêt pour le patrimoine
picto-charentais, pour les travaux archéologiques régionaux et pour la pierre
en particulier. Je leur dois cette relation concertée entre auteur et éditeur
et ce souci du livre méticuleusement pensé. De leur collection
"Mémoire", j'ai eu le privilège d'être édité à plusieurs reprises :
- Mémoire XXV, 2004 : Les
derniers carriers traditionnels du Val de Charente
- Mémoire XL, 2011 :
L'exploitation antique de la pierre de taille dans le bassin de la Charente
- Memoria momenti, 38, 2016 : Bâtir à Cognac à la Renaissance
L'adresse : Association des
Publications Chauvinoises BP 90064 86300 Chauvigny
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Jacques Gaillard, lors des rencontres de l'archéologie "Saintes non limit", où il a présenté son ouvrage sur Cognac |
• Actualité
de Jacques Gaillard
- la coordination d'un ouvrage
collectif : "La pierre traditionnelle des Charentes"
- des travaux archéologiques en
cours : la pierre antique de Saintes ; la pierre des remparts de La Rochelle ; la pierre des latrines médiévales de Saint-Emilion.
• Jacques Gaillard est également artiste : il sculpte la pierre, le bois, réalise des bronzes et des collages de pâte à papier. On lui doit le Christ qui orne la chapelle de Saint-Paul à Clion, sa commune natale.
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Jean Gaillard a créé à Jonzac l'association archéologique et historique dont il a été président dans les années 2000. C'est un fidèle de l'Université d'Eté, longtemps animée par
Jean Glénisson et Pierre Nivet |