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samedi 19 mars 2016

Les souvenirs de Marcelle Matamoros :
« Caen en 1944, c'était Sarajevo »

Marcelle Matamoros était une jonzacaise d'adoption discrète qui a tiré sa révérence au monde à l'âge de 88 ans. Sa famille et ses proches lui ont dit adieu le 5 mars dernier en l'église Saint-Gervais. En 1994, elle s'était rendue avec son mari en Normandie à l'occasion du 50ème anniversaire du Débarquement. Une cérémonie qu'elle n'aurait pas manquée et pour cause, elle se trouvait à Caen durant la Seconde Guerre mondiale, sur la rive droite de l'Orne où s'était retranchée la 12e SS. « C'est un miracle que nous ayons survécu» avouait-elle.
Souvenirs d'une jeunesse difficile où Marcelle, adolescente, fit preuve d'un courage et d'une détermination exemplaires. Confidences recueillies en 1994 quand Marcelle, qui gardait en mémoire les privations, avait le sourire aux lèvres dans les rues de Jonzac sur sa bicyclette bleue …

Il y a 25 ans que Marcelle Matamoros a choisi la Haute-Saintonge comme terre d'accueil. Derrière son apparente quiétude, se cachent les souvenirs d'une jeunesse rude, marquée par les privations et la souffrance. La guerre, elle l'a connue, vécue et ressentie jusqu'au plus profond de son être. Bombardements, pilonnages, combats, cadavres se décomposant sur le sol, elle n'a rien oublié de ces semaines où la Normandie ressemblait à l'apocalypse.

Marcelle est née à Caen en 1927, dans une famille qui comptait deux garçons et quatre filles. Son père était employé des Chemins de Fer. « Un jour, il a dit que si la Belgique baissait les armes, ce serait la guerre » se souvient-elle, « je sentais que se tramaient des choses graves. De plus, mes frères racontaient des histoires affreuses sur le physique des Allemands, je n'étais pas du tout rassurée ». Lorsque les troupes ennemies entrèrent dans l'hexagone, la famille quitta la ville où elle habitait pour Aulnay-sur-Redon. « Papa était resté sur place, il conduisait les trains bondés de réfugiés fuyant vers le Midi ». La situation se "stabilisant", ils purent regagner leur domicile, mais rien n'était plus comme avant.

Quand on est jeune, 
on supporte mieux les privations

Caen était occupée : « Devant l'hôtel Malherbe, nous avons aperçu des soldats allemands pour la première fois. Ils étaient partout dans la ville. Je les ai regardés avec attention et savez-vous ce que j'ai pensé ? Qu'ils n'étaient pas aussi effrayants que mes frères les avaient décrits » avoue-t-elle.
La vie continua - si l'on peut dire - avec ses privations, ses tickets de rationnement, son couvre-feu après 20 heures et cette obligation de peindre les fenêtres des maisons en bleu pour masquer la lumière (sinon la Défense Passive vous rappelait à l'ordre) : « C'était une période très délicate. Je crois qu'il faut être doté d'un certain caractère pour ne pas en garder des séquelles. Entre Français, les dénonciations étaient courantes. Ainsi, mon père possédait des armes qu'il avait dissimulées sous le toit. Or, on nous demandait de les rendre. Comme nous ne l'avions pas fait, une habitante du quartier n'a pas hésité à prévenir la Kommandatur. Trois fois, les policiers ont fouillé la maison et le jardin. Heureusement, ils n'ont rien trouvé. Ma mère était dans tous ses états et je réalise maintenant que s'ils avaient localisé la cache, nous aurions été déportés. Par la suite, mon père a appris que c'était une voisine, brave mère de famille qui était à l'origine de ses ennuis. Après la guerre, nous lui avons intenté un procès. Elle n'a pas été condamnée parce qu'elle avait des enfants ».
Il y eut aussi ce jour où la tante de Marcelle, Germaine Marie, se promenait sur les quais : « sans le savoir, elle se trouvait dans une zone interdite. Un soldat lui a intimé l'ordre de s'en aller. Comme elle ne comprenait pas l'allemand, elle a été saisie de frayeur et s'est enfuie: Il l'a tuée ». Elle est morte à 27 ans, victime d'un tragique hasard de circonstances.

Marcelle Matamoros et ses sœurs en 1994
 A 12 ans, Marcelle avait déjà un pied dans la vie active : « A treize ans et demi, j'ai été placée dans une maison située à une quinzaine de kilomètres de Caen. Mes employeurs étaient durs, mais compréhensifs et puis, je n'étais pas paresseuse. Je ne voyais mes parents qu'une fois par mois et c'était un déchirement de les quitter. Une fois, le car n'était pas passé et j'avais fait le chemin à pied ». On sentait poindre chez l'adolescente une belle détermination. « J'y suis restée dix mois. Ensuite, j'ai travaillé dans une ancienne cartoucherie que les Allemands avaient réquisitionnée pour en faire une fabrique de vêtements ».
- Outre le manque de liberté, de quoi souffriez-vous le plus ?
- « Incontestablement de la faim. Lorsqu'on est jeune, on ne connait pas la cause exacte des privations, donc on les supporte mieux. C'est plus difficile pour les adultes qui savent, eux, pourquoi ils se trouvent dans cette situation ou pourquoi, plus exactement, les gouvernements les y ont placés. Mes frères travaillaient dans une minoterie. Ils parvenaient à récupérer un peu de blé qu'ils cachaient dans leurs poches. Papa en faisait des crêpes. Nous nous servions du son, que nous donnions habituellement aux lapins, pour la soupe. Bien souvent, nous demandions crédit aux commerçants et je n'avais pas honte parce qu'on ne pouvait pas faire autrement. Mes parents payaient à la fin du mois. Papa avait son salaire à la SNCF tandis que maman faisait des lessives. Il n'y avait pas d'allocations familiales ! Même avant la guerre, nous ne mangions de la viande qu'une fois par semaine. C'était en général un pot au feu ou de la mamelle de vache. Nous étions contents ». 


Les bombardements de Caen (Archives Normandie)
« Mets-toi toujours dans le trou du dernier obus 
car le prochain ne tombera pas à la même place »

L'histoire de l'humanité tourna une grande page le 6 juin 1944, jour du Débarquement : « avec mes sœurs et mes parents, nous avons gagné la plaine et nous nous sommes réfugiés dans une tranchée, sur la rive droite de l'Orne ». Il n'y avait pas d'autre issue que de fuir la ville. Caen, bombardée sept fois, n'est plus qu'un tas de ruines quand les Alliés y pénètrent le 9 juillet et seul le quartier de la Basilique Saint Etienne, protégé par la Croix-Rouge, fut relativement épargné. L'agglomération fut détruite à 73%. On imagine la violence des combats et la panique des habitants. Dans un carnet, le maire-adjoint de l'époque, J. Poirier, écrit : « on ne croise que brancards, panneaux de portes en faisant office, remorques de vélos, le tout chargé de malheureux blessés gémissant et hurlant ».
La famille Marie, quant à elle, se débrouille comme elle peut et elle n'a pas choisi le meilleur endroit puisqu'elle est proche de la zone où se cramponne la 12e SS. Elle apprendra ce "détail" plus tard ! « Le vrai problème, souligne Marcelle, c'était de manger. Je partais avec mon père fouiller les maisons bombardées à la recherche de nourriture et d'eau que nous mettions dans les jerricanes. Comme nous étions au cœur des combats, mon père m'avait donné un truc. Mets-toi toujours dans le trou du dernier obus car le prochain ne tombera pas à la même place. C'est ce que je faisais et je reconnais que le conseil était judicieux puisque je suis vivante. Nous étions une trentaine dans cette plaine. Les Allemands ont fini par nous repérer et nous pensions qu'ils allaient nous tuer. Ce fut le contraire, ils nous ont remis de la nourriture. Mon père, soupçonneux, en donnait préalablement un morceau à la chienne au cas où il y aurait eu du poison. Je sais que les Allemands ont commis des actes de barbarie, mais en ce qui concerne ceux-là, je n'ai rien à dire. D'ailleurs, lorsqu'ils se sont repliés, ils nous ont laissé du ravitaillement avec un mot "bonne chance" ». Il serait simpliste, en effet, d'écrire qu'il y avait d'un côté les méchants "Boches"et, de l'autre, les bons Français. Il y avait des hommes animés de sentiments divers et variés. Les guerres sont la porte ouverte à tous les débordements. L'attitude de certains de nos compatriotes, résistants de la dernière heure, pourrait d'ailleurs faire l'objet de commentaires (le sujet est miné !).
La famille quitta bientôt sa tranchée pour une maison située non loin qu'ils durent abandonner : elle menaçait de s'écrouler. Ils "squattèrent" successivement une autre tranchée, puis une cave : « c'était épouvantable, nous couchions par terre sans aucune hygiène, nous mourions de faim. C'était comme à Sarajevo. Les reportages qu'on a vus sur l'ancienne Yougoslavie (aujourd'hui sur la Syrie) sont pénibles à voir, mais nous avons vécu les mêmes angoisses ». Néanmoins, l'espèce humaine a une capacité étonnante de résistance, elle l'a prouvé maintes fois au cours des siècles.

« les bulldozers passaient, 
écartant à la fois ruines et cadavres »

Vint enfin le jour où ils aperçurent des soldats portant des uniformes "amis" : « Mon père avait peur que des Allemands se soient déguisés et il nous demanda de nous taire. Il s'agissait bien d'alliés, des Canadiens en l'occurrence. Quelle joie ! L'un des soldats nous demanda si nous voulions monter avec lui dans sa jeep pour rejoindre Caen. J'ai accepté » raconte Marcelle. « La vue qui s'offrait à nos yeux dépassait l'entendement. Nous étions obligés de porter un masque tant l'odeur était pestilentielle. Il faisait chaud et les morts jonchaient le sol. Pour dégager les voies, les bulldozers passaient, écartant à la fois ruines et cadavres ».
Peu à peu, la vie reprit son cours ; des dispensaires furent installés avec centres de vaccination obligatoire (les survivants en avaient bien besoin), ravitaillement, etc. Marcelle et les siens réintégrèrent leur ancienne maison qui nécessitait de sérieuses réparations.

En 1994, le 50ème anniversaire du Débarquement (archives Normandie)
Après avoir lu ce témoignage, on comprend mieux pourquoi Marcelle Matamoros ne voulait pas manquer le 50e anniversaire du Débarquement où elle s'est redue avec son époux : « mes deux sœurs sont restées en Normandie où elles se sont mariées et je n'ai pas eu de mal à trouver un hébergement. En ce qui concerne cette commémoration, nous n'avons pas vu grand chose ; il aurait fallu se rendre sur la Côte. Tout était bouché et la police était partout. J'ai juste aperçu le chapeau de la Reine d'Angleterre ! ». Par contre, elle n'a pas manqué les commentaires télévisés et elle s'est promenée dans Caen où elle a retrouvé les fameuses jeeps de son enfance. « En regardant le passé, nous avons eu la chance de nous en tirer sans une égratignure » reconnaît-elle, « tout ce que j'ai fait à ce moment-là, je l'ai accompli sans avoir réellement conscience du danger encouru ». Fataliste, elle ne porte pas de jugement sur les Allemands : « Je ne leur garde pas de rancœur. Il y avait deux camps et chacun exécutait les ordres. Toutefois, il y a une chose que j'estime injuste : celle de raser les cheveux des femmes qui avaient eu une liaison avec l'occupant. C'était vraiment cruel de les voir humiliées en public et battues ». Sans compter qu'on aurait pu aussi raser la tête aux collaborateurs ?

Aujourd'hui, Marcelle a tourné la page. Optimiste, allant de l'avant, elle profite de l'existence comme savent le faire ceux qui ont emprunté des chemins jonchés d'obstacles. En souhaitant ne plus jamais revivre un tel enfer. « Si la guerre revient un jour, que je ne sois plus là pour la voir » avoue-t-elle avec émotion.
« La guerre, c'est l'art de tuer en grand et de faire avec gloire ce qui, fait en petit, conduit à la potence » écrivait avec justesse J.H. Fabre.

Que Marcelle Matamoros repose en paix. Pensées émues à son mari, ses enfants, Didier, Jean-Louis, Delphine et Marie-Jo, petits-enfants et arrière petits-enfants.

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