Habitant le Midi de la France, il venait régulièrement en Haute-Saintonge, région où fleurit l’art roman. L'une de ses aventures littéraires l’avait conduit, avec son amie Francette Joanne, membre de l'Académie de Saintonge, sur les traces de Saint-Michel et la balance des âmes.
Retour sur des moments privilégiés passés avec André Turcat, invité à la belle époque de l'Université d'été de Jonzac, alors présidée par Jean Glénisson.
André Turcat |
Au terme de la réunion, l’envie de l’interroger sur l’avenir du Concorde, après le terrible accident de juillet, est tentante. Cet homme à la haute stature fronce légèrement les sourcils : « j’ai déjà répondu à tant de questions » remarque-t-il. La conversation s'engage. Il semble choqué par ce qui s’est passé et comprend mal pourquoi Air France a suspendu les vols. Cet avion, il le connait si bien ! J'avance une proposition : « Et si nous évoquions plutôt des souvenirs heureux, ceux où vous pratiquiez des essais sur prototypes avant que les appareils ne prennent leur envol officiel ? ». André Turcat se laisse convaincre. Il a vécu des moments exceptionnels !
Griffon et Gerfaut
André Turcat est-il né dans une famille d’aviateurs ? A première vue, on pourrait le croire. Perdu ! « Mes parents ignoraient tout de ce s ecteur d‘activités » avoue-t-il en riant. Sa famille, qui habite à Marseille, travaille dans l’automobile et lui-même veut être constructeur. La destinée l’écoute et le conduit vers Polytechnique. Il devient ingénieur. Après la guerre, il entre dans l’Armée de l’Air puis au C.E.V. (Centre d’Essais en Vol) : « nous venions de tous les milieux» souligne-t-il. En tant que pilote de l’Etat, il est chargé de tester les nouveaux modèles et donner un avis sur leur fiabilité avant la commercialisation. A trente ans, il totalise déjà 15.00 heures de vol, autrement dit ce chevalier du ciel n’est pas un novice ! Le seul problème est qu’il s’est habitué à son Dakota, destiné au transport militaire. Il lui faut donc apprendre à se comporter d’une autre façon. Cette perspective le motive.
Il suit une formation poussée dans une école d’essais dont il deviendra le directeur.
En 1954, il entre à l’Arsenal de l’Aéronautique : « c’était une équipe imaginative, à la pointe du progrès ». Ses premiers essais concernent des monoplaces de recherche expérimentale dont certains entreront dans l’histoire. Seul ou avec un collègue, il est aux commandes du premier avion français à ailes delta, mieux connu sous le nom de Gerfaut. Le Griffon viendra par la suite. « C’est un métier où l’émotion n’a pas sa place, sinon il vaut mieux faire autre chose ! Plus la situation est difficile, voire critique, et plus le pilote doit être calme » dit-il.
Comment se déroulent les opérations ? Un premier vol de courte durée (une dizaine de minutes) est d'abord effectué, sans rentrer le train d’atterrissage. « C’était la grande aventure car les simulateurs n’existaient pas. A l’époque, la plus grande vitesse de décollage était d’environ 170 nœuds, soit 320 km/h. Nous faisons des essais au sol jusqu’à la vitesse de décollage pour tester les gouvernes, puis des sauts de puces durant quelques secondes. Ensuite, nous prenions de l’altitude ». Au bureau d’études qui supervise la construction, il indique les corrections à apporter.
Chaque départ est observé par une légion de spécialistes. Parfois, la presse est conviée aux réjouissances. Exemple : le vol du Gerfaut, dont les plans ont été dessinés par Jean Galtier, est l’objet de toutes les attentions. Les gens de chez Dassault, donc certains sont d’anciens pilotes de l’Armée, sont présents. L’appareil ne les déçoit pas et franchit la barrière sonique en vol horizontal, après le Trident 1 et le Mystère IVA.
Un Gerfaut 2 est construit en pré-série. Il bat tous les records de vitesse ascensionnelle en atteignant, en particulier, 12000 mètres en deux minutes dix sept depuis le d épart arrêté. Parallèlement, des études sont menées sur un moteur nouvelle génération (avec statoréacteur) qui équipe un Griffon doté d’une voilure delta faite pour les supersoniques. En 1959, un nouveau record mondial de vitesse, à 1643 km/h, est obtenu en circuit fermé de 100 km. « C’était la joie »...
André Turcat évoque l’équipe au sein de laquelle il évoluait : « nous étions une trentaine de personnes liées par une même motivation. Je me souviens d’un chaudronnier qui m’a beaucoup marqué ».
Concorde : l’aéroport de New-York n’en voulait pas...
Sur cette photo d'archives, André Turcat se trouve à gauche |
André Turcat pratique les premiers essais et précise les améliorations qui s’imposent. Si cet appareil, qui tranche sur le paysage habituel, le conquiert rapidement, il repère des faiblesses et constate que les roues sont « relativement petites » par rapport au poids de cette énorme structure. « La mise au point du système de freins a été étudiée pendant de nombreuses semaines. Nous avons commencé avec des disques en acier qui étaient trop lourds, de l’ordre de 800 kg. Nous avons alors utilisé du carbone qui présente l’avantage d’être beaucoup plus léger. C’était une innovation ».
Ces recherches, orchestrées par la France et l’Angleterre, se déroulent dans les années 1968. André Turcat va plus loin et et expérimente une méthode pour faire un demi-tour sur piste. « Concorde n’est pas un avion, c’est réellement un autre moyen de transport qui réduit considérablem ent les temps de parcours. D’autre part, il était le premier à disposer de transmissions de commandes électriques » remarque-t-il.
Le Concorde : quelle ligne ! |
Le Boeing 707 était un veau !
En pionnier du Concorde, André Turcat initie les pilotes de ligne à ce nouvel “oiseau du ciel” qui allie légèreté et précision. « A côté, le Boeing 707 était un veau mais je reconnais que certains pilotes, surpris, ont eu du mal à s’y habituer. Je me souviens d’un Anglais, Jimmy Andrew, qui n’a jamais pu s’y faire. Il le manipulait trop et finalement, il a manqu é son atterrissage. Comme il était honnête, il n’a pas critiqué la machine. En descendant, il a admis que c’était un bon avion mais que lui-même n’était plus adapté aux nouvelles technologies. Je dois admettre que se poser était différent des avions habituels. Le décollage l’était aussi puisque la vitesse atteint 400 km/h ».
Au fil des années, le Concorde a fait l’objet de modifications, « il n’ a été certifié qu’en 1975 à pleine charge ». Avec le prototype du Concorde, André Turcat effectue quelques beaux trajets dont une étape à Rio de Janeiro où les responsables du Touring-club le reçoivent avec enthousiasme : « vous êtes le fils de Mermoz et le petit fils de Santos-Dumont ». De quoi le faire rougir...
Parmi d’illustres passagers, il conduit Georges Pompidou de Paris à Toulouse ainsi que Valéry Giscard d’Estaing, alors Ministre de Finances. Son collège, Jean Franchy, transporte le président des USA, Richard Nixon, vers les îles parfumées des Açores. De tous ces hommes, celui qui l’a le plus frappé par la justesse de son esprit est Debré : « C’était un visionnaire. Dès 1962, il avait des ambitions pour la France et soutenait le Centre National d’Etudes Spatiales, le CNES. Il est à l’origine de la création de la base de Kourou en Guyane ».
De son côté, André Turcat apporte sa pierre à l’édifice. Devenu député européen, il s’aperçoit qu’il n’existe pas de véritable politique spatiale au sein de la CEE. Il s’attèle à la tâche. Sensibilisés, les états élaborent un programme qui comprend les lancements de fusées Ariane.
De l’air à l'écriture
Après avoir passé une grande partie de sa vie à pratiquer des essais, André Turcat aurait pu prendre une retraite méritée. On l‘imagine aisément en train de méditer sous un beau chêne. Encore perdu ! Esprit toujours en éveil, il profite de son temps libre pour reprendre des études, en théologie et histoire de l'art. Et de plaisanter sur son âge parmi les jeunes étudiants !
Un sculpteur français de la Renaissance espagnole est le héros de sa thèse. Le sujet est original, d’autant que ce talentueux personnage a comparu devant la célèbre Inquisition. Etienne Jamet - c’est son nom - a vingt ans quand il franchit les Pyrénées. Si son talent de sculpteur est réel, il a la langue bien pendue. On le suspecte bientôt d’hérésie. Il aurait prononcé des paroles « audacieuses » sur la célébration de la messe. Le Tribunal lui demande de s’expliquer. La chance lui sourit puisqu’il est autorisé à repartir après s’être repenti "sincèrement". Les documents relatifs à ce procès, remontant au XVe siècle, sont conservés aux archives de Cuenca.
Attiré par l’art chrétien, André Turcat aime la Saintonge où il retrouve son amie de toujours, Francette Joanne, membre de l'Académie de Saintonge. Il y a quelques années, le journal Le Figaro le surprenait dans l’église de Marignac, près de Pons, et lui consacrait un article. Nous savons maintenant quelle était sa quête. Il recherchait les représentations de Saint-Michel et de la balance des âmes à travers peintures murales, reliefs et sculptures. Ces observations minutieuses les ont conduits dans la région mais aussi en Cappadoce, en Turquie, en Irlande et même en Scandinavie.
En dehors de ses démarches littéraires et architecturales, André Turcat suit de près l’évolution de l’aéronautique. Le contraire serait surprenant ! Et il n’est pas forcément optimiste dans ce domaine : « la France se repose sur des résultats qui sont déjà anciens et elle ne manque de vue à long terme. Il faut activer la recherche ». Bref, si elle n‘y prend pas garde, elle pourrait ne plus jouer dans la cour des grands. Dans ce secteur d‘activités tout au moins. « La civilisation est un élan, non un état. Elle n’est pas un port, mais le voyage » écrivait avec clairvoyance l’historien britannique Arnold Toynbee...
Que l'éternité soit douce et belle à André Turcat. La Saintonge n'oubliera pas cet homme à l'esprit vif, infiniment intelligent et toujours accessible. C'était un bonheur de parler avec lui, d'approfondir ses connaissances, d'apprendre tout simplement. Un maître en vérité que nous saluons avec une profonde amitié et une infinie gratitude.
NICOLE BERTIN
• André Turcat, qui s'est éteint dans sa commune de Beaurecueil, est l'auteur de plusieurs ouvrages sur le Concorde. Il s'intéressait également à l'histoire et à l'art roman en particulier. Il était Grand officier dans l'ordre national de la Légion d'honneur, Grand croix dans l'ordre National du Mérite, Croix de guerre des Théâtres d'opérations extérieurs, Commandeur de l'ordre de l'Empire britannique et avait reçu la Médaille de l'Aéronautique.
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