Alors que le nombre de victimes des frères Kouachi, responsables du carnage qui a eu lieu mercredi matin à Charlie Hebdo, et d'Amedy Coulibaly - Montrouge et épicerie casher de Vincennes - s'élève à 17 morts, il semble intéressant de revenir sur deux interviews, l’une donnée par le colonel Méchain en 2012, qui faisait suite à l’affaire Merah ; l’autre par Christian Prouteau lors de sa venue à Saintes où il présentait son dernier livre en 2010.
Leurs points de vue sur le terrorisme sont plus que jamais d’actualité.
• 2012 : Jean-Michel Méchain :
« La menace terroriste est croissante »
La semaine dernière, la France a vécu en direct la fin de Mohamed Merah, retranché dans son appartement de Toulouse. Les services de police ont mis peu de temps à localiser celui qui avait tué froidement trois militaires à Montauban et Toulouse (un sous-officier du 1er Régiment du train parachutiste et deux membres du Régiment du génie parachutiste) ainsi que trois enfants et un enseignant à l’entrée d’une l’école confessionnelle juive. Les Français, consternés par le déchaînement d’une violence peu commune sur leur sol, ont découvert l’une des nombreuses facettes du terrorisme international. Pourquoi tant de haine ? Les réponses sont nombreuses.
Nous avons demandé à Jean-Michel Méchain, ancien colonel de gendarmerie, qui a vécu les conflits balkaniques, son point de vue sur cette dramatique et douloureuse affaire.
• A-t-on sous-évalué la menace terroriste en France ou bien le Gouvernement lutte-t-il dans le secret afin de ne pas effrayer la population ?
En Europe, la problématique du terrorisme ne peut pas être dissociée des phénomènes migratoires. On dirait du Le Pen ! Pourtant, c’est absolument basique. Pourquoi ? Les actions terroristes exigent un appui local, direct ou indirect (diaspora) pour des raisons logistiques, de discrétion et d’exfiltration. L’action suppose une “rupture“ affective et sociologique au milieu. Elle peut résulter d’une maladie mentale. Mais, dans le cas du terrorisme, pour le passage à l’acte, il faut que l’altérité de l’auteur soit préservée au plan psychologique et de l’action. Cela peut être le fruit d’un endoctrinement ou d’un déplacement pour le seul “agir“. Dans les deux cas, il faut donc une structure locale qui permette la préservation de cette altérité sans qu’elle se transforme en comportement détectable par les forces de police ou la société. Je considère que la menace est croissante car l’échec de l’intégration est réel pour une large partie de la population d’origine musulmane. La deuxième génération est frustrée dans une logique consumériste, parfois prédatrice, comme beaucoup de citoyens, mais avec l’altérité ressentie en plus et trop souvent manipulée au plan politique par des acteurs nationaux, mais aussi des pays d’origine ou en crise au Moyen-Orient. Le terrorisme intégré n’est que le fruit de la rencontre entre des combats qui ne sont pas les nôtres, notre propre histoire coloniale, la crise économique et identitaire et la non intégration de fait qui en résulte. Dans ce cadre, la fragilité est croissante en raison de la collusion entre décomposition familiale, anomie, criminalité et terrorisme. L’évolution internationale contribue à accroître les risques par la déstabilisation non gérée de nombreux pays. Notre société est d’abord individualiste et hédoniste. L’effondrement du bon sens et la transformation des citoyens en agents de consommation lobotomisés est au cœur du projet consumériste qui fonde l’économie occidentale. La laïcité est piétinée et dénaturée. Son respect devrait conduire à écarter le mot “communauté“ du discours public. La dérive communautaire favorise le risque d’affrontement. Il n’y a pas place, en France, pour une communauté juive ou musulmane. Il n’y a que des citoyens français dont la confession relève de la sphère privée. Les acteurs religieux doivent pouvoir s’exprimer en tant que « confession » et non « communauté de fidèles ». Ce n’est pas « mademoiselle » qu’il aurait fallu retirer du vocabulaire, mais le mot « communauté » dès lors qu’il ne concerne pas la Nation prise dans son ensemble.
• L’action aux frontières est-elle suffisamment efficace ?
Au plan des moyens d’action, je considère, pour avoir été à l’origine d’un rapport sur les risques migratoires en France, que le traité de Schengen, quant à la surveillance des frontières de l’Europe, est une véritable trahison de notre pays dans la mesure où sa signature a été le résultat d’un compromis politique qui ne tenait pas compte de la faisabilité opérationnelle d’une surveillance efficace. Par ailleurs, le dispositif de qualification mis en place obéissait plus à des impératifs de temps politique que réellement capacitaires. L’élargissement de la libre circulation à des pays déstabilisés (tels que Roumanie, Grèce) ou présentant des fragilités majeures à leurs frontières était une absurdité totale, voire suicidaire. En France, des services sont efficients, mais il y a un vrai problème d’ego qui pollue tout. L’échec de la DCRI est pour moi patent et sans appel. Je dois dire que j’ai trouvé les mots de M. Squarcini pour le Ministre Alain Juppé totalement outrecuidants et inacceptables de la part d’un simple fonctionnaire de police. J’observe enfin, dans le brouhaha des acteurs du Renseignement et autres spécialistes, que la Gendarmerie n’appartient plus réellement au monde du Renseignement (100 000 femmes et hommes). C’est le résultat des corporatismes et des amitiés parfois douteuses entre politiques, le monde préfectoral et fonctionnaires de police, du lobbying effréné des syndicats de police, mais aussi des armées et de la faiblesse de ses propres chefs. C’est une grave erreur. Une telle question justifierait un livre. Ne croyez pas trop au « secret de l’action du Gouvernement ». Mon expérience de la réalité de la République m’a totalement décapé sur de tels mythes. C’est souvent très décevant…
• Les camps d’entraînement d’Al Qaïda, en Afghanistan, au Yemen et au Pakistan, sont connus. Or, après le drame de Toulouse, on a l’impression de les découvrir Faut-il des atrocités pour admettre ces réalités géopolitiques ?
Vous avez là l’illustration de la volatilité, que dis-je, du « surfing » de nos sociétés. Le zapping permanent conduit à ne plus distinguer l’important de l’accessoire au profit du « faire le buzz ». Les politiques en sont la preuve évidente. C’est totalement pitoyable. Mais cela répond aussi aux attentes des Français ! Votre question dans ce contexte en est l’écho d’une certaine façon. Les grands engagements solennels et matamoresques seront vite oubliés au profit d’autres réalités plus immédiatement rentables pour ceux qui font, finalement, profession du bruit. Faire la guerre au terrorisme est extrêmement complexe car c’est global. Regardez la réalité politique de l’Europe et vous aurez une vue réelle de notre capacité d’action. J’estime que la lutte repose aujourd’hui sur les épaules de seulement quelques hommes qui se dévouent dans l’ombre à un métier passion. Nous sommes fragiles, mais Dieu merci, ils ne demandent rien, eux. Quand j’entends certaines déclarations sur l’immigration et le traitement des étrangers en France, je me dis que certains sont inondés par leur cœur ; d’autres rejettent le concept de patrie ou sont transportés par leur haine. Mais tous sont aveugles, sans aucun doute… • Votre avis au sujet du Raid et du GIGN, deux unités d’élite rivales ? Seuls les membres du RAID savent la réalité. Ils sont face à eux-mêmes et en portent le poids. J’observe que le politique et les médias ont eu une présence sans doute excessive. Au plan technique, je relève que toutes les capacités disponibles et spécialisées dans notre pays n’ont pas été employées pour prendre M. Merah vivant. Je sais aussi le rôle des « egos » dans ce genre de manip, aussi bien chez les acteurs que les décideurs. J’ai vécu en direct la préparation et le déroulement de l’assaut de l’Airbus depuis le cœur du GIGN. Sur les moquettes parisiennes, la grandeur y côtoyait la médiocrité, la fuite à Varennes, la poitrine (des autres) offerte aux feux ! J’y ai vu les manœuvres pour tenter de dessaisir le GIGN ! La perversité n’est pas dans les têtes des hommes qui vont au carton, mais dans celles de ceux qui les envoient. Je souhaite que ceux qui sont d’action restent solidaires, c’est tout, car la Nation a besoin d’eux.
Christian Prouteau :
« Tous les terroristes sont suicidaires et n’attachent aucune importance à leurs vies »
En 2010, Christian Prouteau, qui veilla aux destinées du Groupe de Sécurité de la Présidence de la République (GSPR) de 1982 à 1995, répondait à nos questions. Extraits :
Retraité depuis 2009, Christian Prouteau laisse tomber une partie du masque. Au sujet des preneurs d’otages, il déclare que tous sont suicidaires et n’attachent aucune importance à leurs vies. Des “profilers“ qui font grimper l’audimat des séries télévisées, il sourit. « Quand on a de l’expérience, on sait comment fonctionnent les terroristes. Leur seul objectif est d‘obtenir ce qu’ils demandent ». Pas besoin de voyant pour lire dans leurs pensées !
En relatant des événements qu’ils a vécus, Christian Prouteau s‘est fait connaître sous un autre jour : « je me suis découvert, mis à nu. Quand j’anime des conférences sur mon expérience au GIGN, je parle du respect de la vie et de son prix. J’amène mes auditeurs à remettre en cause leurs certitudes. Pour moi, la vie est un bien précieux ». Il pense à ces vies perdues lors de prises d‘otages et s’interroge sur le déroulement des événements : « Je revois certaines scènes tragiques et me dis : aurais-je pu faire autrement ? ».
Hanté par ses fantômes, Christian Prouteau ? On le serait à moins quand on a vécu des situations d’une intensité extrême. Il faut être fortement entraîné pour faire face au danger, se contrôler, s’organiser soi-même en quelque sorte, tout en sachant que les résultats de la mission dépendent de la cohésion des intervenants. « Il y a une chose dont je suis sûr, c’est qu’aucun de mes hommes ne m’aurait tiré dans le dos » souligne-t-il.
• Christian Prouteau, dans quelles conditions a été créé le GIGN en 1974 ?
À l’époque, j’étais instructeur commandant en gendarmerie. J’assurais la formation des unités spéciales de maintien de l‘ordre. En tant qu’instructeur, je me posais des questions sur les situations d’exception comme les prises d‘otages ou les gens retranchés. Est alors survenue l’affaire de Munich où des Israéliens ont été pris en otage durant les Jeux Olympiques. Les Allemands ont tenté de faire une opération qui s’est terminée en fiasco. Tous les otages ont perdu la vie. Cet échec cuisant nous a amenés à nous interroger. Il semblait évident que nous n’étions pas capables de faire mieux que nos voisins d’outre-Rhin en pareille circonstance. J’ai réfléchi à la question et réalisé un mémoire que j’ai remis à mes supérieurs. Munich est devenu en quelque sorte l’acte fondateur des unités spéciales anti-prises d‘otages. Se sont ajoutées deux autres affaires, celles de Clairvaux et Cestas où des enfants ont été tués par leur père qui s’est ensuite donné la mort. La Gendarmerie voulait une unité qui lui permette de résoudre ce type de situations. Elle avait conscience que les hommes qui allaient la composer devraient suivre une formation spéciale. Le GIGN a été créé dans ces conditions.
• Quelles sont les qualités requises pour diriger cette unité spéciale ?
Il faut avoir une adaptation très rapide à la lecture d‘une situation et un esprit de synthèse. J’ai la faculté d’aller à l’essentiel et de voir rapidement ce qui ne va pas. La réaction doit être prompte. Au GIGN, je me suis dégagé tout de suite de ce qui existait, de l’esprit dit "commando" en particulier, qui concerne les opérations de guerre. Il ne correspond pas aux missions dans lesquelles se trouvent des civils. On ne peut pas traiter les otages selon les méthodes israéliennes ou russes, c’est-à-dire comme des militaires. L’approche consiste à dire : il faut d’abord sauver les otages et si possible tous les autres…
• Les prises d’otages ne sont pas des situations de guerre, mais elles peuvent entraîner des morts. Comment vit-on de tels moments ?
Dans ce type d’opération, pour protéger les otages, vous pouvez être conduit à riposter, donc à tirer. Même si elle se justifie, cette décision vous place face à vous-même. Vous agissez en votre âme et conscience, pour votre pays. Je suis croyant et pour moi, chaque vie est précieuse. Je pense à Voltaire qui disait « je ne crois pas que ce monde, qui est une vaste horloge, puisse fonctionner sans horloger » et aux entretiens d’Elie Wiesel et François Mitterrand à ce sujet.
• Christian Prouteau, vous donnez l’impression qu’il y a deux hommes en vous, celui qui n’avait pas le droit à l’erreur et l’autre, qui s’interroge sur les conséquences de ses missions…
Effectivement, je suis sensible aux gens qui m’entourent. Quand vous êtes dans une prise d’otages, vous êtes le garant de la vie des otages et de ceux qui les retiennent. Quand vous engagez une opération, vous n’êtes jamais innocent. Avec le recul, vous avez beau vous dire que vous étiez dans une situation donnée et qu’il n’y avait pas d’autre cheminement, vous y pensez tout le temps.
• Y a-t-il des secrets que vous taisez ?
Oui. Je ne parle que des choses qui me concernent directement, dans lesquelles j’ai été impliqué ou dont j’ai été le témoin en participant aux prises de décision.
• Quelles sont vos activités actuelles ?
Je ne suis plus militaire. J’ai créé une société où je vends ce que je sais faire. J’y assure la formation et la motivation de cadres capables de gérer les situations de crise. Je travaille beaucoup pour l‘étranger. Je réserve aussi de mon temps à l’association des anciens et amis du GIGN.
Propos recueillis par Nicole Bertin
• Fils d’un Colonel de gendarmerie, Christian Prouteau a créé le GIGN en 1974. Il a ensuite dirigé la cellule anti-terroriste de l’Élysée jusqu’en 1995, avant de devenir Préfet hors cadre. Christian Prouteau a publié trois livres : Mémoires d’état, Au service du Président et La petite demoiselle et autres d’affaires d’État, chez Michel Lafon.
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