Pages

vendredi 21 novembre 2008

Cognac : Une histoire et des vérités jamais écrites…


Le livre de Jean François Labruyère “Cognac Story” vient d’obtenir le Grand prix Spirit qui récompense chaque année un ouvrage consacré au cognac. Ce livre relate l’histoire de cette “eau de vie” qui fait la richesse et la renommée des Charentes. Rencontre avec un auteur de talent qui ne pratique pas la langue de bois...


Cognac story vient d’obtenir le prix Spirit. Vous attendiez-vous à cette distinction ?

Non, pas du tout, ce fut une surprise. J’ignorais même jusqu’à l’existence de ce prix qui récompense une œuvre à mi-chemin entre l’analyse de la littérature et le monde professionnel des spiritueux. Ce fut donc une surprise agréable car “Cognac Story” se situe exactement sur cette ligne. Dans le jury qui décida du prix, il y a un grand journaliste, Claude Villers qui le préside, la romancière Régine Desforges, le cinéaste spécialisé dans le domaine des vins Georges Bardawil... Mais la présence qui m’a fait le plus plaisir est celle d’Astrid Bouygues, une universitaire chargée de cours à l’université de Paris III, membre de l’unité de recherche du CNRS sur l’écriture de la modernité pour sa spécialité «Littérature et nourriture». Écriture de la modernité, voilà ce que j’avais voulu faire avec mon Cognac Story et le voir ainsi “officialisé” m’a fait grand plaisir.

De nombreux livres ont déjà été écrits sur le cognac. Pourquoi avoir choisi ce sujet ?

Certes, il existe beaucoup de livres sur l’histoire du cognac. Mais ils ont tous en commun de s’intéresser au processus d’élaboration de l’eau-de-vie charentaise, le vignoble, la distillation, et de façon marginale au négoce, sauf en ce qui concerne l’histoire des familles négociantes. Ce sont en fait des analyses de géographie historique ou des monographies familiales... Toutes bien ficelées en général, mais ignorant en grande partie ce qui se passe sur le marché du cognac et totalement sur ce qui se passe lors de sa consommation par celui qui le boit. Or, n’importe quel alcool est ultra sensible aux effets de mode et aux variations de statut social qui caractérisent le fait de boire et d’offrir telle ou telle eau-de-vie, en un mot à son image. Rien n’est plus important que l’évolution de cette image. Quand le cognac est associé au modernisme social comme ce fut le cas dans la première partie du XIXe siècle alors que le whisky l’était plutôt aux consommations de bas étage, le cognac gagne sur toute la ligne. Mais quand il véhicule l’image d’un monde vieux et à œillères pour ce qui l’entoure comme ce fut le cas au XXe siècle alors que le whisky domine les esprits par sa jeunesse et sa convivialité, sa part de marché s’écroule. Deux chiffres seulement : le cognac des années 1870 représente environ 15% du total des eaux-de-vie vendues dans le monde entier et son image est celle de l’alcool roi ; un siècle après, sa part de marché n’est plus que d’environ 2 % et son image est devenue celle d’un alcool, je dirais sans image tellement elle est fragmentée en rapport avec ce que les spécialistes du marketing appellent des niches.
Tout ceci m’amène à répondre à votre question. Pourquoi ce sujet ? Tout simplement parce que je suis charentais et que voir sombrer l’image et le marché du produit principal des Charentes m’a toujours interrogé. Même si ces toutes dernières années, les choses sont en train d’aller mieux pour le cognac. Mais attention à la crise économique qui menace...

Quelles ont été vos sources ?

Elles sont de trois natures : tout d’abord et avant tout, puisqu’on parle d’image, je me suis plongé dans la littérature car les meilleurs observateurs de l’acte de boire sont bien les romanciers. Les romanciers de toutes les époques, de tous les genres, y compris le policier, et de tous les pays. Qui plus est, l’influence de la littérature est certes souterraine mais elle est très importante, car les messages qui y sont émis sont crédibles et surtout durables, contrairement à la publicité qui pâtit toujours du fait que justement elle n’est que publicité ! Pendant les années d’après-guerre, à longueur de romans populaires, policiers, d’espionnage ou d’aventure, les héros, jeunes et entreprenants, buvaient du whisky en long drink alors que de temps en temps apparaissait le cognac siroté par de vieux antipathiques pour soigner leurs déprimes ou compenser leurs échecs. Résultat : peu à peu, chacun s’identifia aux héros et abandonna le cognac... C’est ce qu’on appelle un effet mode. Lire les romanciers est comme organiser un grand sondage qualitatif auprès de leaders d’opinion et en analyser les évolutions. J’espère que cette “Cognac Story” incitera les hommes du marketing du cognac à lire plus les romanciers car manifestement, ils ne l’ont pas fait pendant des décennies !
La seconde source est tout à fait complémentaire : il s’agit des publicités du cognac et bien sûr celles de ses concurrents. Et cela depuis les plus anciennes réclames jusqu’à aujourd’hui. En comparant encore avec le whisky, mais cela est aussi vrai pour la vodka depuis quelques années et pour le rhum (tous largement dominant par rapport au cognac), on remarque deux phénomènes extrêmement frappants : le whisky a tout de suite consacré à la réclame, puis à la publicité et enfin à la communication, des efforts importants ; face à lui, le cognac, dès l’origine, s’est montré en retrait, comme méprisant, peureux ou méfiant par rapport à son image publique, ce qui lui a fait perdre beaucoup de terrain. Qui plus est, alors que tous les négociants de whisky jouent une seule et même carte identitaire, celle de leur Écosse natale, le cognac se disperse en de multiples identités plus ou moins durables dans le temps, sans parler du fait qu’il est notoire que le grand négoce et l’interprofession ont souvent développé en même temps des campagnes de publicité fort contradictoires, ce qui n’est jamais bon pour un produit!
La troisième source enfin concerne l’évolution statistique des marchés en comparaison avec les divers alcools. Et il est tout à fait net qu’elle correspond étroitement à l’évolution sociologique que décrivent les romanciers.

Selon vous, quels sont les moments les plus passionnants de l’histoire du Cognac ?

On en arrive en effet à l’histoire, à la “story”, mot que j’ai préféré à “histoire” car c’est en Angleterre, puis aux États-Unis que se noue l’essentiel du destin du cognac. C’est là que se situent les moments-clefs de son histoire. Tout au long du XVIIIe siècle, le cognac est marginal comme alcool de consommation, mais il s’impose dans les milieux bourgeois de l’Angleterre comme un bon médicament et un excellent complément à l’art des jardins et des vergers car on l’utilise surtout pour des fruits confits ou des liqueurs à base de plantes. Dès la fin du XVIIIe siècle, il passe de la cuisine pour entrer au fumoir des hommes. Son grand développement toutefois se situe avec le retour à la maison des officiers de l’armée des Indes, puis avec celui de l’armée qui avait vaincu Napoléon à Waterloo, les uns et les autres auréolés de leurs victoires. Durant ces premières années du XIXe siècle, on boit le cognac en long drink ou en punch : le roman le plus emblématique de cette période est sans aucun doute Pickwick de Dickens. À chaque occasion, avec les gens qu’il rencontre dans ses pérégrinations, il boit du cognac un peu comme aujourd’hui on boit du whisky, c’est-à-dire allongé à l’eau ou au soda dont celui qui réussira le plus est le Schweppes “Indian tonic”.
Deuxième grande période, celle de la fin du siècle marquée par ce qu’on a appelé l’ère victorienne. C’est l’époque de l’apparition des fameux clubs de Pall Mall, ceux des hommes d’affaires de la City de retour vers leur West End. Lors de leurs réunions de travail de l’après-midi, ils boivent des longs drinks, soit cognac, soit whisky, mais le cognac domine encore largement en termes d’image sociale. Le soir, ils se retrouvent au club où ils jouent... et boivent du cognac sec, ce qu’à l’époque on appelait le “short drink”. Un grand roman illustre ce changement essentiel dans la “story” du cognac : il s’agit de “The way we live now” (La façon dont nous vivons) d’Anthony Trollope, le romancier anglais le plus célèbre de la fin du XIXe siècle.
Troisième grande période, celle de l’apparition du modèle du salon bourgeois avec sa « cave à liqueurs », ce petit meuble où voisinent le cognac pour les messieurs et les liqueurs pour les dames et que les Anglo-Saxons appellent le “liquor caddy”. Le cognac désormais n’est plus qu’un digestif que l’on sert en verre tulipe et plus tard en verre ballon et que l’on se met à chauffer dans la main ou avec une “spirit lamp”, c’est-à-dire une lampe à alcool, si on se trouve au restaurant. Les romans sont innombrables, allant de «La Recherche du temps perdu» de Marcel Proust à «Autant en emporte le vent» de Margaret Mitchell. Il est intéressant de noter que le développement du cognac digestif coïncide étroitement avec le choc économique et psychologique de la crise du phylloxéra : le monde du cognac se recroqueville sur lui-même et croit se protéger grâce à un modèle de consommation qu’il pense éternel.
On en vient à une quatrième grande période, celle des deux Guerres Mondiales dont les effets ont été si dramatiques pour l’image du cognac associé d’abord aux officiers et aux planqués pendant la Première Guerre Mondiale, puis aux excès allemands en tous genres entre 1940 et 1945. Face à ce débordement négatif, le whisky qui, lui, était distribué à toute la troupe et ne fut jamais l’alcool de l’armée allemande, profite de la situation grâce à la victoire des alliés. Il est l’alcool des “boys” qui ont libéré l’Europe et l’Asie tandis que le cognac pâtit de la mauvaise image accolée aux armées vaincues.


Certains passages, durant l’Occupation en particulier, n’ont pas été appréciés de tous les Cognaçais. Le courage de la vérité est-il nécessaire dans l’écriture ?

Oui, je crois à la nécessité d’un certain courage de la vérité dans l’écriture surtout lorsqu’on en ressent les effets, au point qu’il s’agisse pour le pays charentais d’un des principaux non-dits qui affecte son identité... et l’image de son produit principal, le cognac. C’est vrai que certains Cognaçais n’ont pas apprécié que je parle de cette période et qu’ils me l’ont dit ou fait savoir. C’est vrai aussi que ces quelques pages sur l’occupation allemande m’ont valu de nombreuses félicitations d’autres Cognaçais qui considéraient que, enfin, on commençait à lever le voile. Jusqu’à aujourd’hui, le sujet était tabou. Quand on évoquait la période, on le faisait fort gentiment en laissant entendre que certes il s’était passé de vilaines choses, mais limitées à quelques abus et que l’essentiel avait été la sauvegarde du vignoble et des chais abritant les stocks d’eau-de-vie: la collaboration avec l’occupant n’aurait été guidée que par ce but.
Malheureusement, rien ne prouve l’argument, les statistiques de production et de vente des années qui vont de 1940 à 1944 ont disparu ; certains prétendent qu’elles ont été détruites comme celles de la gendarmerie ou qu’elles ont été cachées et qu’elles existeraient encore. Toujours est-il que la meilleure façon d’alimenter la mauvaise rumeur, donc de handicaper l’image du cognac, est d’entourer la période de silence et de secret. Les quelques pages que je consacre à la guerre sont faites uniquement pour inciter des recherches historiques complémentaires sur le sujet, afin de faire le deuil d’une époque dont toutes les autres régions françaises et tous les autres secteurs économiques ont su se libérer.

Quels seront vos prochains sujets d’écriture ?

Vous le savez, je suis très attaché aux deux Charentes qui, pour moi, ne font qu’un pays malgré toutes les réticences que mettent les officiels à l’admettre, qu’ils soient politiques, administratifs ou économiques. Il suffit de noter les dernières démangeaisons qui ont saisi les conservatismes de toutes tendances et de tous horizons, de La Rochelle à Angoulême, en passant par Poitiers, lorsque les Chambres de Commerce de Cognac et de Rochefort/Saintonge ont décidé de fusionner ! Mon âge fait aussi que ma sensibilité est attachée à ce qui s’est réellement passé durant la Seconde Guerre mondiale. Non pas dans les événements bien connus de tous, mais dans les têtes de chacun, qu’ils soient du “bon” ou du “mauvais” côté de l’histoire officielle. Je crois aux nuances multiples de la période qu’on a voulu caractériser a posteriori comme une opposition du noir et du blanc. Je travaille donc à un texte qui me passionne et dont l’épicentre se situe entre Charente périgourdine et Charente limousine. Loin de Jonzac, loin de Cognac... Est-il pour autant une suite à Cognac Story? D’une certaine façon, oui, bien que n’abordant en rien la problématique de l’eau-de-vie charentaise.
J’ai écrit une vingtaine de livres et chaque fois, je sais qu’il y a quelque chose en moi qui assure le lien entre eux. Pour en revenir à ce qui a le plus heurté Cognac dans Cognac Story, c’est le parallèle que j’établis en une sorte de synthèse de la guerre vécue par les Charentes, entre Monnet le héros qu’on surestime et Chardonne le banni qu’on transforme en bouc émissaire. Autant dire qu’avec un tel parallèle, je ne pouvais que choquer les bonnes âmes, à droite pour Monnet, à gauche pour Chardonne ! Malgré ce qu’on en a dit, les zones grises existent et seule la micro histoire des individus peut en rendre compte. C’est là-dessus que j’écris, je ne sais pas encore quelle en sera la forme définitive...

Photo 1 : Cognac, une région connue dans le monde entier.

Photo 2 : Sur cette photo, on reconnaît Michel Villemin, directeur d’Unicognac Jonzac, qui se rend souvent en Asie pour promouvoir le Cognac.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire